Agropur dit avoir trouvé une voie de passage pour ses surplus de lait écrémé malgré les restrictions de l’accord de libre-échange avec les États-Unis et le Mexique et au risque de froisser les Américains : une recette – dont les ingrédients sont inconnus – qui change la nature du produit et lui permet d’échapper aux quotas.

C’est le président de la coopérative laitière, Roger Massicotte, qui a en partie levé le voile sur cette stratégie alors que l’industrie laitière alimente les tensions commerciales entre Ottawa et Washington. Il s’adressait aux membres de la coopérative, en décembre dernier, dans le cadre des assemblées régionales.

C’est le média spécialisé La Vie agricole qui a diffusé les extraits de l’allocution du président d’Agropur.

« C’est un mélange que les Américains nous ont montré comment faire, explique M. Massicotte. Ils mélangent d’autres choses avec, et ça ne s’appelle plus du produit laitier. On a exporté ces produits-là, mais ça ne veut pas dire qu’on ne se le fera pas reprocher par les Américains. »

Le mélange en question a été appelé « blend » par le président d’Agropur. Il n’a pas été possible de savoir quels produits étaient ajoutés pour changer la nature de la poudre de lait écrémé, un produit moins périssable que le lait frais exporté ailleurs dans le monde et utilisé dans les yogourts, le chocolat et la boulangerie.

La coopérative n’a pas voulu répondre aux questions de La Presse à propos de son mélange et n’a pas dit vers quels marchés ses surplus étaient expédiés.

Agropur affirme que ses pratiques respectent les accords commerciaux. Toutefois, après avoir écouté les propos de M. Massicotte, le spécialiste du commerce international et professeur à l’Université Laval Richard Ouellet estime que la sortie du président d’Agropur était maladroite, même s’il adressait à des membres.

« C’est extrêmement maladroit, dit-il. On ne fait pas cela parce qu’après, on va se faire dire “vous contournez l’esprit des règles”. Je veux bien croire qu’il veut rassurer ses membres, mais pas comme cela. »

Tour de vis

En vigueur depuis 2020, l’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM) plafonne à 35 000 tonnes métriques les exportations canadiennes de lait écrémé en poudre. Au-delà de ce seuil, un droit à l’exportation s’ajoute. Le plafond était de 55 000 tonnes métriques au cours de la première année.

Pour M. Ouellet, il s’agissait d’une demande des Américains pour continuer à « tolérer » la gestion de l’offre, le système canadien régissant les productions de lait, d’œufs et de volaille.

« Ils acceptent notre système, mais ne veulent pas nous voir en profiter pour nous placer à l’abri de nos concurrents pour envahir les marchés étrangers », affirme l’expert.

Auparavant, le plafond d’exportation était fixé à 80 000 tonnes. À elle seule, Agropur affirme, sur son site web, avoir exporté « plus de 35 000 tonnes » de poudre de lait écrémé « lors de la dernière année ».

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Roger Massicotte est président d’Agropur.

« L’environnement d’affaires dans le secteur du lait au Canada est extrêmement difficile », affirme M. Massicotte en évoquant l’accord de libre-échange.

Plusieurs questions

À l’instar de plusieurs acteurs de l’industrie, la coopérative doit donc trouver de nouvelles façons pour écouler ses surplus.

Dans une déclaration, son vice-président principal aux affaires institutionnelles et communications, Dominique Benoit, a souligné que la pratique qui consiste à changer la nature d’un produit existait « bien avant » l’ACEUM, sans offrir plus de détails.

Agropur opère en toute conformité, en tous points, avec les accords internationaux, fait-il valoir. C’est également le cas avec ses activités commerciales.

Dominique Benoit

Aux yeux de Maurice Doyon, professeur au département d’économie agroalimentaire et des sciences de la consommation de l’Université Laval, Agropur « ne contourne pas la règle » du traité de libre-échange tripartite.

« Contourner la règle, pour moi, ça veut dire que je suis hors la loi dans le sens que je ne respecte pas l’accord, explique-t-il. Si je fais un mélange, je respecte l’accord. On envoyait des 2X4 aux États-Unis et on avait des limites sur ce que l’on pouvait envoyer sans payer de tarifs. On faisait donc un trou dans le bas du 2X4 et on disait [qu’il s’agissait de] bois d’ingénierie et ça marchait. »

L’expert ajoute que la nature du produit est modifiée « du point de vue des douanes ». On peut ainsi le voir comme une « façon de contourner la règle » ou « se dire qu’il y a un besoin pour ce produit ».

De son côté. M. Ouellet craint de voir l’industrie américaine s’inspirer des propos de M. Massicotte pour déposer une plainte en vertu de l’accord de libre-échange. Les États-Unis ont eu gain de cause, au début du mois, dans leur contestation des contingents tarifaires appliqués par le Canada sur certains produits laitiers.

Lisez l’article Conflit sur le lait : les États-Unis ont gain de cause

Mardi, la ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire du Canada, Marie-Claude Bibeau, et le ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec, André Lamontagne, n’avaient pas répondu aux questions de La Presse à propos des pratiques d’Agropur.

La coopérative tient sa 83e assemblée générale annuelle ce mercredi. Elle reviendra sur les moments forts de 2021, où elle a notamment vendu sa division des yogourts.

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    Agropur transforme 28 % du lait produit au pays. La coopérative est propriétaire de marques comme Oka (fromage) et Québon (lait).
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    Présente des deux côtés de la frontière, la coopérative a réalisé des revenus d’environ 7,3 milliards l’an dernier.
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