La brasserie française de la rue Peel a utilisé à d’autres fins ses aides fédérales au loyer

Le célèbre restaurant Chez Alexandre a conservé pour 181 807 $ d’aides fédérales au loyer au mépris des règles, avant de se placer sous la protection de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité. L’établissement de la rue Peel, à Montréal, n’a pas remis l’argent au propriétaire de ses locaux, comme l’exige le programme.

Le juge Philippe Bélanger y a vu une « dérogation claire » à la loi lors d’une audition le 9 décembre. « Il y a une obligation légale de verser ces sommes au locateur » selon la cour, qui a remis en question la « bonne foi » de Chez Alexandre.

La brasserie française d’Alain Creton, très populaire auprès des touristes et des gens d’affaires fortunés du centre-ville, a reçu un quart de million de la Subvention d’urgence du Canada pour le loyer (SUCL), entre septembre 2020 et juin 2021. Le programme vise à aider les entreprises affectées par la COVID-19 ainsi que les propriétaires de leurs locaux.

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Alain Creton, propriétaire de la brasserie française Chez Alexandre, située rue Peel

Ses règles prévoient que tout l’argent reçu doit aller au locateur. Or, durant cette période, Chez Alexandre n’a remis que 70 000 $ en loyers, selon les chiffres communiqués dans le cadre des procédures d’insolvabilité.

Après son avis d’intention en juin, Chez Alexandre a résilié son bail. Or les règles de la SUCL prévoient que le loyer subventionné doit faire l’objet d’une entente écrite avec le propriétaire. L’établissement d’Alain Creton a pourtant continué à recevoir ces aides, pour un total additionnel de 111 662 $ après son dépôt de bilan.

La brasserie a commencé à rembourser ses loyers en retard. À ce jour, elle a néanmoins reçu 142 967 $ en subventions de plus que ce qu’elle a versé au locateur.

Le propriétaire de l’immeuble a assuré avoir pris connaissance des aides au loyer qu’a reçues Chez Alexandre seulement à la cour. « Je suis déçu », a réagi Shlomo Drazin, l’un des propriétaires d’Édifice Hermès.

Questionné par La Presse après l’audience, Alain Creton a défendu son utilisation des fonds fédéraux. « Cet argent-là, je ne l’ai pas volé ! », a-t-il dit.

Le patron explique l’avoir utilisé pour payer « des salaires, de la nourriture, des taxes, le gaz, l’électricité, les assurances… ».

L’avocat d’Alain Creton assure que le restaurant aurait fait faillite s’il avait remis cet argent au propriétaire. « Sans les subventions, on ne serait pas là aujourd’hui », a dit Stéphane Rivard.

À Ottawa, le cabinet de la ministre des Finances, Chrystia Freeland, qui a créé la SUCL, n’a pas répondu à nos questions. L’Agence du revenu du Canada, responsable de son application, invoque « la protection des renseignements des contribuables » et refuse de commenter le cas de Chez Alexandre.

Zéro en banque… ou un demi-million ?

Ces détails financiers proviennent de la Cour supérieure, où l’ancien chef de Chez Alexandre conteste la proposition faite aux créanciers de l’entreprise. Christian Peillon a obtenu en février un jugement de 184 192 $ contre l’établissement pour « congédiement déguisé ». Si le juge accepte le plan du syndic, l’ex-patron des cuisines pourrait toucher moins de 5 % de ce que l’établissement lui doit.

Lisez l’article « Chez Alexandre au bord de la faillite »

Ses représentants ont fait produire les états de compte du restaurant. Ils démontrent que Chez Alexandre avait 451 999 $ en banque quand le restaurant a fait sa proposition, le 29 juin. Le syndic André Allard affirmait pourtant dans son rapport que l’entreprise ne détenait plus aucune encaisse.

Lors de son témoignage, l’administrateur a dit être arrivé à zéro en soustrayant des dépenses que son client devait faire dans le futur. « On doit tenir compte des obligations encourues : paies des employés, leurs vacances, marchandises, taxes… »

Ses explications n’ont pas paru impressionner le juge.

Jusqu’ici, la preuve démontre que le montant inscrit [à l’encaisse] aurait dû être de 450 000.

Le juge Philippe Bélanger

André Allard avait même inclus dans les dépenses à venir les loyers de juin et de juillet 2021, que Chez Alexandre n’a jamais payés.

Depuis la proposition aux créanciers, les sommes accumulées dans le compte de l’établissement ont constamment augmenté jusqu’en novembre, pour atteindre 880 763 $.

Les projections qu’avait faites le syndic ont été « largement excédées, juste avec les revenus du gouvernement », a souligné le juge.

300 000 $ à l’abri

Rencontré à la sortie du tribunal, Christian Peillon a dit n’avoir « aucune confiance » en Alain Creton. « Ça fait presque quatre ans qu’il me fait courir après un paiement qu’il me doit », a dit l’ancien chef. Il a donc demandé une ordonnance de sauvegarde pour éviter que le patron de Chez Alexandre ne dilapide ses fonds.

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Christian Peillon, ancien chef de Chez Alexandre

Le juge a ordonné au syndic de placer 300 000 $ dans une fiducie pour protéger les sommes dues.

Ultimement, Philippe Bélanger devra décider s’il tranche en faveur de la proposition de Chez Alexandre ou s’il ordonne la faillite pure et simple de l’entreprise, pour maximiser la distribution des fonds aux créanciers.

Un propriétaire compréhensif

Le restaurant Chez Alexandre a résilié son bail et doit des centaines de milliers de dollars au propriétaire de ses locaux. Peu importe : la brasserie française est toujours bien installée dans le même immeuble de la rue Peel. « Nous collectons le bail d’un mois à l’autre, a dit le représentant du propriétaire, Shlomo Drazin, lors de son témoignage en Cour supérieure. Nous n’avons pas encore signé d’autre bail. » Même si Chez Alexandre a conservé les aides fédérales au loyer que le restaurant devait lui remettre, l’entreprise qui détient les lieux se montre patiente. Édifice Hermès s’est même opposée à la demande de l’ancien chef Christian Peillon, qui voulait que l’établissement conserve 375 000 $ afin de garantir le paiement d’une partie des créances. « On ne croit pas que c’est nécessaire », a affirmé l’avocat du propriétaire, Jacques Darche. Cette position a fortement fait réagir le représentant de l’ex-chef, Jean El Masri. « Que le locateur appuie le locataire qui le fraude, ça me dépasse ! »