«Baisse! Pas trop! Lève un peu!» Hissée par des câbles, l'enseigne lumineuse, portant l'inscription Red Dragon, est ajustée puis fixée au sommet d'un tréteau d'acier d'une douzaine de mètres de hauteur, d'où un homme lance ses instructions. Une coque de navire d'inspiration viking s'y balancera bientôt avec un équipage de petits matelots hilares.

Plus loin, Jessica et Viviane lavent à grande eau les engins volants du Mini Jet, un petit manège rotatif. Partout, une trentaine d'employés assemblent, nettoient, ajustent, testent.

Mardi 5 août, 15h15. Le cirque s'installe en ville. Dans le quartier, en fait.

Sur le terrain de stationnement du Marché aux puces métropolitain, dans l'est de Montréal, 17 manèges du parc d'attractions itinérant Amusement Fun Show sont en cours de montage.

La caravane est arrivée la veille de Saint-Eustache, où elle avait passé une semaine.

Dans la nuit du dimanche au lundi suivants, elle prendra la route d'Asbestos.

Durant la saison, qui s'étend d'avril à septembre, la caravane se sera installée dans une vingtaine de localités. Toujours la même routine, que décrit Mario Larivière, propriétaire de l'entreprise: «De dimanche dans la nuit à lundi, on change de ville. Le mardi on s'installe. Le mercredi, normalement, ce sont les inspections mécaniques. En fin de journée mercredi, c'est l'ouverture.»

Le dimanche soir, on remballe.

La plus jeune

Amusement Fun Show est la plus petite et la plus jeune des trois entreprises de parcs d'attractions itinérants du Québec.

Mario Larivière a fondé l'entreprise en 2006. «Je suis un ancien gars de construction, un ancien restaurateur. Je travaillais pour une autre compagnie de manèges avec mon restaurant. J'ai décidé de... me compliquer un petit peu plus la vie! , lance-t-il avec un grand éclat de rire. Ça va bien, d'année en année, c'est mieux.»

Contrairement à ses deux grands concurrents, Amusement Fun Show se consacre aux petits événements, avec des manèges familiaux ou pour enfants. «On a acheté une partie de Carnaval national [une entreprise de Québec qui a fermé ses portes au milieu des années 2000], puis on a acheté l'autre moitié de l'équipement du côté américain», informe Mario Larivière.

Plusieurs manèges ont certainement diverti plus d'une génération d'amateurs mais la sécurité ne connaît pas de compromis, assure-t-il. Il n'y a jamais eu d'accidents. «Il faut pas!»

Un village ambulant

Pendant cinq mois, les 30 employés de la tournée travaillent, mangent, dorment sur place. C'est une communauté ambulante, un village mobile sans enfant, sinon ceux qu'il accueille à chaque étape.

Des gens de tous âges. Pour plusieurs, la vie n'a pas été facile. Quelques femmes. «On a peut-être 15% de filles», estime Mario Larivière.

L'employé le plus âgé est le mécanicien de l'équipe.

- Hé Mike, c'est quoi ton âge?

- Proche 71 ans!

Pour sa part, Viviane a 17 ans.

Elle vient de Rivière-Rouge, dans les Laurentides. Trois semaines plus tôt, le cirque s'était arrêté dans son patelin. «Je leur ai demandé une job et ils m'ont prise.»

Elle verse 20$ par semaine pour la cabine qu'elle occupe dans ce qu'on appelle un «bunkhouse»: un baraquement mobile, sorte de longue roulotte subdivisée en cabines, chacune avec sa porte donnant directement sur l'extérieur et un petit escalier d'acier escamotable. La superficie de la cabine est restreinte: à l'oeil, 1,5 m sur 2 m. Elle contient une ou deux couchettes superposées, un passage de même largeur.

Dans la sienne, Caroline a casé un mini-frigo, un four à micro-ondes, un petit téléviseur cathodique. Sa journée terminée, la femme de 39 ans se repose devant sa cabine sur une chaise pliante, vêtue d'un maillot deux pièces.

Au centre de la remorque, un espace est réservé à une salle d'eau avec lavabo et douche. Une toilette chimique de chantier répond aux autres besoins. Plus loin, un camion atelier propose une petite laverie.

Mario Larivière estime que 80% des employés reviennent l'année suivante. «Il n'y a pas beaucoup de nouveaux», note-t-il.

Samedi après-midi

Quatre jours plus tard. Temps splendide, soleil brûlant, atmosphère bon enfant, comme il se doit.

Une courte file d'attente au guichet du parc d'attractions. Fait-il trop chaud? Est-il encore trop tôt? Les manèges sont lancés au quart de leur capacité. Ça ira mieux ce soir.

Les manèges les plus courus sont ceux qui s'adressent aux plus jeunes. La Chenille, mini montagnes russes, fait le plein de passagers.

Dans le manège de chevaux, deux enfants sont en selle. L'opérateur Clément Sirois, âgé de 64 ans, attend que d'autres apprentis écuyers se présentent. Personne. «Bon, on y va», décide-t-il. La séance est généreuse. Les enfants sont souriants.

C'est ce qui importe.

Arithmétique des manèges 

«Des joueurs de 50 manèges et plus en Ontario, ça n'existe pas, lance Éric Lavallée, vice-président, marketing, d'Amusements spectaculaires. Ce sont des compagnies de 20 ou 25 manèges, qui s'allient pour faire des événements. Amusements spectaculaires et Beauce Carnaval sont vus comme des géants du marché au Canada.»

Aux États-Unis, une foire peut accueillir jusqu'à 2 millions de personnes. «Notre plus gros événement accueille 400 000 personnes, indique M. Lavallée. C'est pourquoi il est important d'avoir ces contrats à long terme, si on veut renouveler notre parc.»

Sa plus récente acquisition d'importance est le Booster, du fabricant italien Fabbri. Le prix fait autant dresser les cheveux qu'une virée dans le manège en question: plus de 1 million! Seules des ententes de longue durée avec des événements d'envergure permettent de justifier de tels investissements.

Pour maintenir des attraits similaires à ceux de leur concurrent, les deux grands doivent retirer les appareils plus âgés ou moins populaires pour faire place à des nouveautés. Les manèges délaissés ne sont pas obsolètes pour autant. S'ils sont bien entretenus, leur durée de vie se compte en décennies. Dans certains cas, leur valeur peut d'ailleurs se maintenir. «On a vendu récemment un manège Spider qu'on avait acheté 55 000$ au début des années 80, relate M. Lavallée. On l'a vendu 65 000$.»

Outre cet amortissement, il faut compter avec les frais d'exploitation, au premier chef les salaires. «Un coût qui était marginal auparavant mais qui est devenu important est celui du carburant, ajoute Éric Lavallée. Son prix a été multiplié par 2,5 depuis 2004.»

Le diésel ne sert pas qu'au transport entre les étapes. Les parcs d'attractions itinérants consomment une formidable quantité d'électricité, fournie par les génératrices qui les suivent en tournée.

Le benjamin

Fondé en 2006, le benjamin Amusement Fun Show s'insère entre les deux grands. «C'est une entreprise qui couvre plus les manèges d'enfants et familiaux, décrit Éric Lavallée. Fun Show est un peu un complément. Avant, beaucoup de petits événements se retrouvaient sans parc d'attractions.»

Chez Amusement Fun Show, l'assurance responsabilité civile en cas d'accident dans les manèges coûte environ 25 000$ par an, indique son propriétaire Mario Larivière. Il faut ajouter quelque 20 000$ pour l'assurance routière.

Les trois entreprises, chacune à leur échelle, développent un nouveau marché: la location de manèges pour des activités spéciales: Montréal en lumière, par exemple. «Ça a beaucoup augmenté notre chiffre d'affaires depuis quelques années», informe Éric Lavallée.

Histoires de familles 

Une longue tradition: les parcs d'attractions ambulants se transmettent de père en fils... et en fille. Le succès se bâtit sur la continuité.

Le mardi 12 août, en après-midi. Sur le site de l'International de montgolfières de Saint-Jean-sur-Richelieu, Beauce Carnaval a installé 21 manèges. Ça roule, ça tourne, ça rutile, ça clignote. «Le soir, ici, on a de la misère à passer!», se réjouit Paule Vallée, copropriétaire de l'entreprise avec son frère Jacques.

Beauce Carnaval participe au festival de montgolfières depuis près d'une trentaine d'années - perpétuation d'une longue tradition familiale.

L'entreprise de Saint-Georges a été fondée en 1953 par Florian Vallée et sa conjointe Cécile Binet. Leurs enfants Paule et Jacques en sont propriétaires depuis 1995. Les conjoints et enfants de ceux-ci y travaillent.

«Dans le domaine, c'est pas mal toujours comme ça que ça se perpétue, soutient Paule Vallée. Aux États-Unis, c'est la même chose. Il est rare que l'entreprise soit vendue à des gens qui ne sont pas nés dans le domaine. Parce que c'est plus qu'un emploi, c'est un mode de vie.»

Durant cinq mois, Jacques Vallée ne quitte pas la tournée Nord, dont la caravane compte 25 manèges. Paule et son conjoint François Paradis, qui s'occupe notamment de l'aménagement des sites, vivent avec la tournée Sud d'avril à septembre.

«Notre maison est fermée, décrit Mme Vallée. Quand les enfants étaient jeunes, ils étaient gardés. Quand arrivait le congé scolaire, ils venaient nous rejoindre. Et moi, j'ai eu le même cheminement quand j'étais enfant.»

La longévité et la fidélité sont les deux moteurs qui font tourner la roue. Cette continuité explique aussi que les deux aînés du secteur, Beauce Carnaval et Amusements spectaculaires, à peu près d'égal poids, puissent sillonner le Québec avec deux tournées chacun sans trop se marcher sur les pieds.

«On a chacun nos places, ce sont des ententes à long terme, et je pense qu'on a chacun développé des affinités avec les gens avec qui on travaille», explique Paule Vallée.

Ils ne se croisent qu'à Expo Québec, un événement suffisamment important pour que les deux grandes entreprises collaborent et y envoient chacune une équipe.

Fous de manèges

Enjouée, volubile, Paule Vallée montre fièrement l'équipement de son parc.

«On est des passionnés de manèges, affirme la copropriétaire. On ne voit pas juste le signe de piastre. On est toujours à la recherche de nouveautés et de nouvelles sensations, parce qu'on aime ça!»

Le Vertigo, acheté en 2013, a coûté environ 650 000$. L'Extrême, acquis peu de temps auparavant, dépassait le million de dollars.

Difficile de croire que l'Extrême - un immense portique soutenant un balancier terminé par une quadruple griffe - puisse être érigé ou démonté en sept heures. Mais la technologie évolue vite. Comme un «Transformer» géant, ce qui semble un inextricable lacis mécanique sur roues s'ouvrira et se déploiera sous l'effet de vérins hydrauliques commandés électroniquement.

«Il fallait quatre remorques pour transporter notre grande roue précédente, précise Paule Vallée. Ça coûtait une fortune. On l'a vendue pour acheter celle-ci, qui tient sur une seule remorque!»

Il faut tout de même deux voyages aller-retour aux 12 camionneurs pour déménager le parc d'un endroit à un autre. La caravane compte 35 véhicules immatriculés.

Un passé... et un avenir

Comment s'organise une tournée? Pour sa tournée Sud, Paule Vallée place à l'horaire les principaux événements - festivals, expositions agricoles, foires - et elle intercale entre ces grandes étapes des arrêts dans des localités intermédiaires.

La tournée Nord suit encore largement l'itinéraire tracé par son père. «Ce sont encore les mêmes endroits et les mêmes dates depuis des années! Ce sont les mêmes organisations, mais ce ne sont plus les mêmes gens! C'est de la continuité, ça!»

La chaleur de l'accueil, dans une petite ville éloignée, est à la mesure de la distance parcourue pour s'y rendre.

«On est du monde de région et on se reconnaît dans ces gens-là, qui sont un peu loin de tout et qui apprécient tellement les événements qui se déplacent!», soutient-elle.

«Les carnavals itinérants, ça n'a pas fini de continuer. Ça répond à un besoin.»

Un zig ici, un zag par là

Entre le 24 avril et le 14 septembre, la tournée Nord de Beauce Carnaval aura visité 19 localités.

Elle se rend aussi loin que Sept-Îles à l'est et Timmins, en Ontario, à l'ouest.

Elle aura parcouru 5000 km jusqu'à son retour au siège social de Saint-Georges.

Le trajet, zigzaguant comme un gribouillis au mépris de la logique et de l'économie d'essence, est dicté par l'horaire non synchronisé des divers festivals, foires et autres fêtes de la gourgane country.

C'est ce qui explique qu'après Jonquière, au Saguenay, et Alma, au Lac-Saint-Jean, la caravane se soit rendue à Baie-Comeau et Sept-Îles, sur la Côte-Nord, avant de revenir à Chicoutimi puis à Roberval. Un détour de 1250 km.

Amusement

Fun Show

• Fondé en 2006 par Mario Larivière, toujours propriétaire

• Une tournée 

• 25 manèges

• Une trentaine d'employés, permanents ou temporaires