Dix mois après la tragédie ferroviaire qui a tué 47 personnes et détruit son centre-ville, Lac-Mégantic reprend vie peu à peu. Plusieurs commerçants ont relancé leurs activités, mais de nombreux autres sont perdus dans un véritable dédale bureaucratique. Des citoyens dénoncent aussi un manque de transparence des autorités. Incursion dans une ville partagée entre espoir et frustration.

Une renaissance parsemée d'embûches

Pascal Hallé court dans tous les sens. En ce mercredi matin, l'entrepreneur met la touche finale à son bar-billard flambant neuf, qui ouvrira le soir même dans l'un des condos commerciaux de la rue Papineau, au « nouveau » centre-ville de Lac-Mégantic.

L'homme a vécu en première ligne l'accident ferroviaire du 6 juillet dernier, responsable de la mort de 47 Méganticois. L'un de ses deux commerces a été incendié sur le coup ; l'autre a plus tard été condamné par les autorités, en raison des risques de contamination aux hydrocarbures.

Trois jours après le drame, Pascal Hallé - qui est aussi président de la Chambre de commerce région de Mégantic - a participé à la création d'une « cellule de crise » économique. « J'avais un rôle de représentant de la communauté d'affaires, et j'étais en même temps un peu le cobaye, avec une entreprise encore debout et l'autre incendiée », explique-t-il, attablé dans son nouvel établissement.

De l'extérieur, la petite ville de Lac-Mégantic semble s'être remise sur pied à une vitesse assez spectaculaire. Dans la nouvelle rue Papineau, construite à quelques dizaines de mètres de la « zone rouge » où subsistent les vestiges de l'ancien centre-ville, une série de condos commerciaux ont été construits l'automne dernier. Les jolis immeubles lambrissés sont aujourd'hui presque terminés, et une demi-douzaine de commerces, dont celui de Pascal Hallé, y ont ouvert leurs portes.

Mais l'homme d'affaires, comme tous les sinistrés de Mégantic, a dû affronter un véritable dédale bureaucratique avant de pouvoir relancer ses activités. Assurances, Croix-Rouge, Sécurité publique, multitude de fonds d'aide : il lui a fallu ramer fort pour obtenir les dédommagements auxquels il avait droit.

« La solution pour les commerçants, c'est de frapper à toutes les portes, et c'est ce qui devient un peu chaotique, souligne-t-il. Même pour ceux qui redémarrent comme moi cette semaine, il reste beaucoup de détails à régler... »

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Pendant plusieurs jours cette semaine, La Presse Affaires a rencontré de nombreux commerçants et citoyens de la petite ville de 6000 habitants, située aux confins de l'Estrie. Les Méganticois espèrent mettre derrière eux le plus vite possible les terribles souvenirs de la nuit fatidique. Repartir à neuf. Mais la lourdeur de la machine bureaucratique en empêche plusieurs de tourner la page.

Colette Roy-Laroche, la mairesse qui a incarné aux yeux du monde la résilience des Méganticois, résume l'état d'esprit actuel. « À la fois, on peut dire que ça va bien, mais en même temps, on peut aussi dire que par rapport au temps qui avance - ça fera bientôt un an -, il y a des dossiers pour lesquels ça ne va pas très bien. »

Les « dossiers » qui traînent en longueur concernent surtout les dizaines de petits commerçants de l'ancien centre-ville. Ceux dont le bâtiment a été incendié ont pour la plupart reçu un dédommagement rapide et substantiel de leurs assureurs. Mais pour ceux dont les commerces ont été épargnés par l'explosion et les déversements, les choses sont beaucoup plus complexes.

Marie-Josée Valiquette est du nombre. La jeune femme de 30 ans possédait un petit immeuble à logements, où elle exploitait aussi son salon d'esthétique. Même si le bâtiment est intact, elle n'y a plus accès, si bien qu'elle a dû rebâtir son salon de façon temporaire dans le garage de sa maison. Entre-temps, elle continue de payer l'hypothèque de sa bâtisse condamnée...

« Au début, on n'avait pas le droit de se plaindre, avec tous les morts qu'il y a eu, raconte-t-elle entre deux clientes. J'en connaissais 20 sur 47 ! Mais après 10 mois, il est temps que la vie revienne à la normale. »

Pendant plusieurs mois, la femme d'affaires n'a obtenu aucun dédommagement. Elle dit avoir reçu un chèque de 5000 $ à Noël, mais le gros de son remboursement se fait attendre. « Si c'est compliqué ? C'est très compliqué ! Ils ont mes factures de relocalisation depuis janvier, et je n'ai rien reçu... »

Même son de cloche de Jacques Cloutier, administrateur de la coopérative biologique La Boîte verte, située dans la zone condamnée. Les activités ont été relogées temporairement dans la maison d'une de ses collègues. « Les démarches administratives sont excessivement longues, c'est hallucinant. »

M. Cloutier, qui fait aussi partie du groupe de réflexion Action Mégantic, se montre toutefois magnanime. Il rappelle que la catastrophe du 6 juillet - et surtout la gestion de « l'après » - constitue un cas unique au Canada.

« Un conseil municipal est là pour faire l'administration d'une ville, dit-il. Ce qu'on vit en ce moment, c'est extraordinaire. Ce sont des administrateurs, des gestionnaires, et on leur demande de gérer une crise sans précédent. Il y aura certainement des erreurs, mais il faut se rappeler que cette situation ne s'est jamais produite auparavant. Il faut être capable de faire la part des choses. »

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Il reste que la grogne est bien présente dans la petite municipalité, où plusieurs personnes ont accepté de nous parler à la condition que l'on préserve leur anonymat. Plusieurs dénoncent un manque de transparence à l'hôtel de ville. Ils donnent l'exemple d'une réunion du conseil municipal tenue lundi dernier, où les élus devaient annoncer une entente avec Fortress - l'acheteur de la société ferroviaire en faillite MMA. Sans même la tenue d'un débat public, cet accord aurait permis le retour des convois de pétrole au centre-ville. Une rebuffade pour bien des citoyens.

« Autrefois, dans le temps de nos parents, les curés tenaient les gens dans l'ignorance pour mieux les contrôler, c'est un peu ce qui se produit ici, lance Richard Poirier, un retraité qui a organisé une manifestation l'hiver dernier pour la réouverture d'un pont piétonnier. Ce qui inquiète beaucoup le monde, c'est ce qu'ils vont faire ici, dans l'ancien centre-ville. »

Miroslav Chum, un ingénieur dont le commerce et la maison se trouvaient au bord du lac, dans la zone rouge, déplore aussi ce qu'il considère comme un manque de transparence. Si plusieurs propriétaires ont accepté de vendre leurs terrains à la Ville et d'être expropriés, M. Chum refuse de s'y résigner.

« Par les médias, j'apprends que mon terrain va devenir un amphithéâtre d'été !, avance-t-il. Ils nous ont proposé de racheter notre terrain pour le prix de l'évaluation municipale. Ensuite, ils peuvent le revendre à n'importe qui, même à notre compétiteur. »

Malgré la grogne palpable, certains entrepreneurs gardent un bon moral et ont même recommencé à faire des affaires florissantes. Denis Bolduc, propriétaire de la boutique de chaussures et vêtements du même nom, a rouvert ses portes le 3 avril dans un local moderne et épuré, rue Papineau. Il dit avoir connu un mois d'avril « exceptionnel », au-delà de toutes ses attentes.

« Quand on a annoncé qu'on s'installerait ici, on s'est fait traiter de cons par plusieurs personnes, qui disaient qu'on allait s'installer dans des cabanes de tôle, raconte-t-il. Là, la population commence à voir le nouveau centre-ville, ils ont hâte que le Renato ouvre, le Musi-Café. Ils voient que ça va être beau. »

La mairesse Colette Roy-Laroche défend quant à elle le bilan de son administration. Elle estime faire preuve de transparence, et elle fait valoir que les citoyens désirant connaître le détail des affaires de la Ville ou poser des questions peuvent assister aux séances hebdomadaires du conseil.

Selon Mme Roy-Laroche, les élus de Lac-Mégantic se retrouvent coincés « en sandwich » entre les besoins criants des citoyens et commerçants, d'une part, et un nouveau gouvernement provincial dont on attend toujours les orientations claires pour ce qui est du futur centre-ville.

« On est en attente, ça fait monter les insatisfactions des citoyens, le découragement de plusieurs, et le gouvernement qui est proche d'eux, c'est le conseil municipal. C'est nous qui subissons la pression, et on tente de faire le maximum possible pour convaincre le gouvernement de l'urgence d'agir. »