À l'ombre d'Ubisoft, Electronic Arts et Warner Brothers, des entrepreneurs québécois du jeu vidéo prennent leur envol grâce à Facebook et aux téléphones portables. Portrait d'une petite révolution signée Québec inc.

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Les studios du jeu vidéo de multinationales, Alain Tascan connaît bien. C'est lui qui a choisi les locaux d'Ubisoft dans le Mile End au milieu des années 90. C'est lui qui a fondé le studio montréalais d'Electronic Arts en 2004 et qui l'a dirigé pendant sept ans. Mais depuis mai dernier, le cofondateur de SAVA Transmédia s'est donné un autre défi: contribuer à l'émergence du Québec inc. dans l'industrie du jeu vidéo.

«Les gros studios, c'est bien, ce sont des grosses marques et ça donne du gros boulot, mais il est temps d'avoir des propriétés intellectuelles et des profits qui restent ici, dit Alain Tascan, un Français de 43 ans établi au Québec depuis 1997. Pour l'instant, c'est 90% de gros studios et 10% d'entrepreneurs locaux. J'espère qu'on sera à 50-50 dans 10 ans.»

Les entrepreneurs québécois n'ont pas à regarder bien loin pour se motiver: Gamerizon, une PME en pleine expansion du Plateau Mont-Royal, connaît un succès planétaire sur iTunes depuis 17 mois. Ses jeux Chop Chop ont été téléchargés 15 millions de fois. «Beaucoup d'entrepreneurs gèlent en voyant les édifices des grands studios, mais il y a une prise de conscience qu'on est capable au Québec de faire des jeux qui fonctionnent à l'échelle mondiale», dit Alex Sakiz, chef de la direction de Gamerizon, un studio fondé dans l'anonymat le plus complet par les frères Martin et Robert Lizée en avril 2008.

Moins cher, moins compliqué

Le succès de Gamerizon n'aurait pas été possible sur les consoles traditionnelles, un marché dominé par les grands éditeurs de jeux comme Electronic Arts et Ubisoft. «Avec le jeu mobile, nous faisons notre distribution nous-mêmes et nous pouvons changer nos prix toutes les demi-heures si nous le voulons!», dit Alex Sakiz.

SAVA Transmédia se lance aussi dans l'aventure des jeux mobiles et sociaux. Au contraire des jeux à grand déploiement sur consoles traditionnelles qui sont longs (entre un et quatre ans) et coûteux (plusieurs dizaines de millions de dollars) à produire, les jeux mobiles et sociaux nécessitent des investissements modestes (moins d'un million de dollars) sur une courte période de temps (moins d'un an). «Les investisseurs aiment la fluidité du modèle d'affaires du jeu mobile et social», dit Alain Tascan, PDG et actionnaire majoritaire de SAVA, qui lancera ses premiers jeux en 2012 et qui aura 200 employés en 2016.

Un même investisseur est derrière la création de SAVA Transmédia et les projets d'expansion de Gamerizon, qui doit passer de 27 à 120 employés d'ici deux ans: Vanedge Capital, une firme de capital de risque de Vancouver créée par Paul Lee, ancien président des studios mondiaux d'Electronic Arts. «Nous voulons faire davantage d'investissements à Montréal», disait Paul Lee à La Presse Affaires en septembre dernier. Et il n'est pas le seul à chercher la perle rare au Québec. «Je dois recevoir un appel par semaine d'investisseurs», dit Alain Tascan, PDG de SAVA Transmédia. «On suit l'industrie du jeu vidéo depuis 10 ans et il n'y a pas un meilleur moment pour investir dans des entreprises indépendantes», confirme Chris Arsenault, associé directeur d'iNovia, une firme montréalaise de capital de risque aussi actionnaire de Gamerizon.

Les investisseurs comme iNovia et Vanedge cherchent des jeunes boîtes québécoises axées sur le jeu mobile et social comme Hibernum, un studio fondé par trois Québécois en 2005 qui faisait surtout de la sous-traitance pour des multinationales mais qui se lancera bientôt ses deux premiers jeux «maison» sur iPhone. «Pour réussir, il faut une bonne équipe qui comprend bien la production, le côté artistique et le marketing», dit Louis-René Auclair, vice-président et actionnaire d'Hibernum.

Les deux plus grands studios détenus par des intérêts québécois, Frima (350 employés à Québec) et Behavior Interactive (275 employés à Montréal), veulent aussi profiter de la manne mobile et sociale. Behavior produit déjà des jeux pour d'autres studios. «Il n'y a plus que 20 éditeurs de jeux au monde, dit Rémi Racine, président de Behavior, un studio qu'il a fondé en 1992. Et contrairement aux jeux sur consoles, les jeux mobiles et sociaux ne finissent jamais.»

Une police d'assurance

Les multinationales du jeu vidéo en sol québécois voient d'un bon oeil l'arrivée de nouveaux concurrents locaux comme Gamerizon et bientôt SAVA Transmédia et Hibernum. «Je m'en réjouis, dit Yves Guillemot, PDG d'Ubisoft, qui emploie 2500 personnes au Québec, soit 30% de la main-d'oeuvre en jeu vidéo dans la province. C'est génial de voir tout un écosystème qui se forme autour de ce qui a été décidé par les gouvernements. Si l'écosystème est riche, il y aura beaucoup plus de savoir-faire.»

Selon Alain Tascan, l'émergence de studios détenus par des intérêts canadiens pourrait représenter la meilleure police d'assurance en cas de crise économique, même si les studios montréalais des multinationales ont continué à grossir durant la dernière récession. «Le jour où on va traverser une crise, les emplois seront moins en sécurité et le travail pourrait aller plus facilement ailleurs, croit le PDG de SAVA Transmédia. Regardez ce qui s'est passé avec les emplois de l'industrie automobile en Ontario.»

Même son de cloche chez Gamerizon, premier fleuron de cette petite révolution signée Québec Inc. «Ce serait plus sain d'avoir un meilleur équilibre, dit Alex Sakiz, chef de la direction de Gamerizon. Si Montréal veut devenir une force réelle en jeu vidéo, elle doit favoriser les entreprises locales.»