Revenu Québec a recruté le cabinet d'avocats Heenan Blaikie pour l'aider dans sa poursuite contre l'entreprise Kitco, soupçonnée d'une fraude gigantesque. Or, Heenan Blaikie représente aussi des contribuables qui se battent contre l'organisme dans d'autres dossiers, ce qui soulève des possibilités de conflits d'intérêts.

Il est rare que l'Agence du revenu du Québec confie l'un de ses litiges à des avocats externes. «Il faut s'interroger sur ces apparences de conflits d'intérêts. La sous-traitance de dossiers peut amener ce genre problèmes, qui nous préoccupent au plus haut point», fait valoir Marc Lajoie, le président de l'Association des juristes de l'État (AJE), le syndicat qui représente les avocats internes de l'agence.

Heenan Blaikie a reçu le mandat de l'agence pour les dossiers de Métaux Kitco et de Carmen International. Ces deux entreprises de Montréal sont accusées d'avoir commis des fraudes fiscales dans le domaine de l'or. L'agence leur réclame respectivement 316 et 55 millions de dollars.

Ce n'est pas la seule situation délicate pour Heenan Blaikie dans cette affaire. La firme d'avocats a aussi représenté les intérêts de Kitco en 2008. De plus, la fille de Jean St-Gelais, PDG de l'Agence, a été embauchée par Heenan Blaikie, le printemps dernier.

Qui plus est, Heenan Blaikie est le cabinet qui représente l'Agence dans un dossier de relations de travail contre ses syndiquées. Les employés veulent faire homologuer leur accréditation syndicale dans le contexte du changement de statut de Revenu Québec, devenu l'Agence du revenu du Québec en avril, ce que l'employeur refuse.

Muraille de Chine

L'associé directeur de Heenan Blaikie, Guy Tremblay, ne voit pas de problèmes dans ses relations avec l'Agence et Kitco. «Oui, nous avons quelques dossiers de litiges fiscaux devant les tribunaux contre l'Agence du revenu du Québec. Mais nous montons des murailles de Chine entre nos équipes de travail», dit-il.

Heenan Blaikie conseille également des clients pour leur permettre de faire des montages destinés à minimiser leur facture fiscale légitimement, explique-t-il.

La Cour suprême s'est penchée sur cette question des conflits d'intérêts chez les avocats (arrêt Neil, en 2002). Essentiellement, dit Me Tremblay, la Cour suprême a donné deux exceptions à la loyauté des avocats pour leurs clients, soit les institutions financières et les gouvernements.

«Les gouvernements, de par l'importance de leurs activités juridiques, ne sont pas visés par cette loyauté, car alors tous les cabinets d'avocats seraient tôt ou tard en conflit d'intérêts, ce qui priverait le gouvernement de ressources externes importantes», explique-t-il.

Heenan Blaikie compte 550 avocats au Canada. «Nous avons peut-être 200 murailles de Chine», dit Me Tremblay.

En 2008, Heenan Blaikie a représenté Kitco dans un dossier de relations de travail, reconnaît-il. Cependant, il en a été ouvertement question en cour, ce que confirme l'avocat de Kitco, Patrice Benoit, du cabinet Gowling Lafleur Henderson.

«Notre client Kitco a renoncé à soulever la question du conflit d'intérêt, ce qui permet à Heenan Blaikie de représenter le fisc, mais strictement dans le dossier de restructuration de l'entreprise (loi C-36)», nous a dit Me Benoit.

Malgré tout, le syndicaliste Marc Lajoie s'interroge sur les liens entre la sous-traitance à l'agence et les conflits d'intérêts possibles. L'Association des juristes a d'ailleurs déposé un grief, récemment, parce que la direction a retiré l'aspect pénal du dossier Kitco des mains d'un syndiqué pour le confier à l'avocat externe Éric Downs. «Si on peut faire le travail à l'interne, pourquoi aller dans le privé?» demande M. Lajoie.

Ni Me Tremblay ni M. Lajoie ne voient par ailleurs de problèmes à ce que la fille de Jean St-Gelais soit aux services de Heenan Blaikie. «À moins qu'elle ne travaille sur des dossiers de l'agence», dit M. Lajoie.

À Revenu Québec, la porte-parole Valérie Savard indique que l'octroi d'un mandat à l'externe n'est pas une première. Ce fut le cas avec le dossier JTI McDonald (cigarettes), il y a quelques années. «Compte tenu de l'ampleur et de la complexité du dossier, nous avons choisi de le confier à Heenan Blaikie et à son avocate Marie-Josée Hogue. Me Hogue est reconnue comme une excellente plaidante dans la communauté juridique», explique Mme Savard, qui ne veut par ailleurs pas commenter le grief.