L'enthousiasme de Jefferson Roc est inébranlable. L'entrepreneur de 24 ans veut réussir, va réussir. Fondée en 2008, son entreprise, Lumi-ère Média, vend des pellicules lumineuses souples pour les panneaux d'affichage rétroéclairés. Une nouvelle technologie électroluminescente dont il est le distributeur exclusif au Québec.

Né en Haïti et arrivé au Québec à l'âge de 4 ans, le jeune homme se décrit comme un pur produit du système d'éducation québécois. « Tout mon cheminement académique m'a mené au démarrage de mon entreprise », narre-t-il.

Il a participé aux activités des Jeunes entrepreneurs au secondaire, a été membre de clubs d'entrepreneurs étudiants au cégep et à l'université. À 17 ans, il détenait déjà une franchise de lavage de vitre.

Le succès n'est pas garanti, il le sait. La sollicitation de la clientèle représente son plus grand défi. Mais ce n'est pas tant son origine ethnique que sa jeunesse qui fait obstacle. « On est nouveaux, on n'a pas de passé », dit-il.

Il n'a ni réticence ni complexe à l'égard des affaires. Mais il reconnaît que l'entrepreneuriat « n'est pas très courant dans la communauté. Les parents veulent pour leurs enfants une perspective de carrière qui offre une certaine sécurité financière. C'est pourquoi ils nous épaulent beaucoup au niveau académique ».

Comme le Québec d'avant la Révolution tranquille, la société haïtienne a subi l'influence d'un catholicisme réfractaire à l'argent et aux affaires, confirme Samuel Pierre, professeur titulaire de l'École Polytechnique de Montréal.

M. Pierre a dirigé l'ouvrage Ces Québécois venus d'Haïti, Contribution de la communauté haïtienne à l'édification du Québec moderne, paru en 2006. « On n'a pas amené avec nous une culture d'affaires, explique-t-il. On a été élevés surtout pour devenir des professionnels, capables d'être de bons fonctionnaires, de bons ingénieurs, de bons médecins, de bons écrivains. »

La première vague d'immigration haïtienne, au tournant des années 60, était surtout composée de professionnels, d'intellectuels et d'artistes hostiles au régime Duvalier, qui caressaient encore le rêve de retourner dans leur patrie. Rien d'étonnant, dès lors, que les premières entreprises haïtiennes au Québec aient eu une couleur culturelle. La première qui ait fait quelque bruit est le Perchoir d'Haïti, un restaurant-boîte de nuit de la rue Metcalfe, à Montréal, propriété de Carlo D'Orléans-Juste. Fondée au début des années 70, la Compagnie de danse Eddy Toussaint en est un autre exemple.

De nouvelles vagues d'arrivants ont commencé à déferler à partir du milieu des années 70, formées d'une plus grande part de personnes non qualifiées, voire illettrées. L'esprit d'entreprise haïtien s'est alors concrétisé dans un large réseau de petits établissements familiaux - marchés d'alimentation, écoles de conduite, ateliers de mécanique, garderies...

Les entreprises fondées dans les années 80 et 90 se sont concentrées à plus de 90 % dans les services et le commerce, contre à peine 7 % dans le secteur industriel, une distribution qui a encore cours aujourd'hui, selon les auteurs de l'ouvrage précité.

L'écueil du financement

Outre le poids des traditions, l'obstacle le plus imposant a sans doute été l'accès au financement, bloqué par un manque d'historique de crédit... et sans doute quelques préjugés. C'est pour répondre à ce besoin qu'a été institué, en avril 2008, le Fonds Afro-entrepreneurs. Il accorde des prêts de démarrage aux entrepreneurs québécois d'origine franco-africaine, franco-antillaise et noire anglophone.

En moins de deux ans, 125 demandes ont été présentées, dont une cinquantaine par des membres de la communauté haïtienne. Doté d'un million de dollars, ce fonds a jusqu'à présent engagé 570 000 $ en prêts. Une trentaine de projets ont été acceptés, et plusieurs autres sont en voie de l'être - un franc succès, selon la coordonnatrice du Fonds, Jaël Élysée, elle-même d'origine haïtienne.

Ces projets s'inscrivent souvent dans des secteurs d'activité peu prisés des prêteurs traditionnels. « Par exemple, décrit-elle, un entrepreneur démarre une épicerie où il fait venir des produits de chez lui, et où il offre même différents types de service à l'intérieur : ce sont des modèles peu communs ici, mais qui fonctionnent très bien parce qu'ils visent les gens de leur communauté. Ils vont cogner aux portes, essuient un refus, et se retournent vers nous. »

Néanmoins, elle voit de plus en plus de projets moins traditionnels, comme les surfaces électroluminescentes de Jefferson Roc, qui a obtenu un prêt du Fonds Afro-entrepreneurs.