Les réformes de Raúl Castro pour faire battre le coeur économique de Cuba commencent à porter leurs fruits. À petits pas. La Presse Affaires s'est promenée à La Havane et dans la campagne cubaine pour constater les changements et palper la teneur des rêves et des désillusions.

Olga Corzo sèche les cheveux d'une cliente dans son salon de coiffure de la Vieille Havane. Ou plutôt au salon qu'elle partage avec sept autres femmes. Les vieilles chaises auraient besoin d'une mise en plis, et les murs, d'une coloration! Mais on ne se plaint pas de son sort dans ce commerce qui ne paie pas de mine.

«Ça va mieux, lance Mme Corzo. Par mois, je remets 400 pesos à l'État. Et 200 pesos à la sécurité sociale. Les coûts de l'eau, de l'électricité, du téléphone et du ménage de 20 pesos sont partagés. Mais le salaire est un peu plus élevé qu'avant.»

Avant? Avant l'arrivée au pouvoir de Raúl Castro, frère de Fidel. Le deuxième mandat du chef s'est amorcé en février dernier avec l'intention de concrétiser le lot de réformes annoncées en 2008 (voir autre texte).

Jusqu'à présent, les changements ont permis à plus de 400 000 Cubains de se lancer en affaires dans un pays où le salaire mensuel moyen est de 20 pesos. Modestement, pour la plupart (croissance du secteur privé de 2% depuis), mais quand même en affaires.

Plusieurs étaient des employés de la fonction publique, que Castro souhaite dégraisser à hauteur de 1,8 million de postes. D'autres travaillaient au noir et ont simplement rendu officiel leur commerce en payant désormais des taxes à l'État, un permis et une somme à la sécurité sociale.

C'est le cas d'Omara Mata Alejo, propriétaire du Paladar Victor, restaurant officieusement ouvert depuis 1985. Mais officiellement, depuis trois ans. «Il y avait des soucis avec les flics, raconte Omara. On est plus tranquilles maintenant, car c'est fait ouvertement. Et il y a beaucoup plus de clients.»

De 8 pesos cubains convertibles (CUC - environ 8$), le menu affiche 13 et même 15 CUC pour un plat de poulet avec riz aux pois noirs et bananes plantains frites. «Car je paie impôts, assurances, sécurité sociale, licence mensuelle de 3600 pesos pour la nourriture et les employés, précise Omara. C'est une meilleure situation pour moi. Je me sens plus tranquille.»

Mais de là à crier «pactole» ! Si les commerces de particuliers (qu'on nomme les cuentapropistas) se sont multipliés au cours des dernières années, nombre d'entre eux ont des allures de table à limonade! Même s'ils sont légaux. Pour une Clinique du cellulaire détenue par des ingénieurs et un chic restaurant Mediterrano, bien aménagés dans le quartier Vedado, on trouve de nombreux magasins de vêtements disposés dans des cages d'escalier et réparateurs de chaussures sur la terrasse exiguë d'une propriété.

Depuis avril 2010, les Cubains peuvent s'enregistrer comme travailleurs indépendants dans 181 professions et faire des affaires un peu partout, même par la fenêtre du salon! Comme chez Alain Garcia Abrahantes qui tient depuis trois ans, avec sa mère, le café La Favorita dans sa demeure du quartier Centro Habana.

Il faut marcher sur la pelouse et passer la tête par la fenêtre pour commander un café, une omelette ou un verre de jus. Alain se procure les ingrédients auprès d'autres particuliers et dans les commerces de l'État, puis les revend pour au maximum 12 pesos.

Profitable, ce commerce? Le matin du passage de La Presse Affaires, le comptoir était fermé, car la mère d'Alain était en vacances... Autrement, La Favorita compte sur des clients habituels, majoritairement des employés des bureaux des alentours. «Ils sont peu nombreux, mais ils viennent assez souvent», affirme Alain.

Heureusement, car à un coin de rue, la compétition est forte. Il y a foule devant les comptoirs de Los Pepes et de La Grotte aux façades peintes de couleurs vives, à l'heure du midi. «Il y a plus d'affluence plus loin, admet Alain. Pour avoir plus de clients, je devrai investir plus.»

N'empêche... «Je travaillais comme employé dans un café particulier, ajoute Alain. J'aimais ça, mais je fais un peu plus d'argent ici. Et j'ai réussi à faire un peu d'économies.»

Malgré le vent de renouveau, les obstacles demeurent. Dont la présence des deux devises. Un système que Raúl Castro promet d'abolir mais qui, en attendant, empêche la concrétisation des projets de bien des Cubains. Et qui, de façon absurde, voit les médecins et les autres employés de l'État, obligatoirement payés en monnaie cubaine - il faut environ 25 pesos nationaux pour égaler 1 CUC -, encaisser moins que les chauffeurs de taxi et de bus qui peuvent recevoir l'argent des touristes (en CUC).

Pour avoir un revenu intéressant, il faut justement travailler de près ou de loin avec le milieu touristique, qui attire 2 milliards de dollars annuellement. Ou avoir de la famille émigrée aux États-Unis et en Espagne qui envoie de l'argent en CUC permettant d'acheter des produits dans les magasins de l'État, des biens de consommation tels des frigos et des poussettes.

«Il y a un problème d'argent, affirme Gilberto Rose Jimenez, professeur à l'Institut des Hautes études d'hôtellerie et tourisme de Cuba. Ici, le peso national sert à payer l'électricité, par exemple, mais les choses importantes se vendent en CUC. Raúl Castro a dit que l'unification de la monnaie allait arriver, mais les changements se font en douceur.»

La mise en forme des projets peut désormais passer par une demande de prêt à la banque. Un an après son dévoilement en décembre 2011, les institutions avaient accordé des prêts de l'ordre de 33 millions aux particuliers, pour une valeur moyenne de 250$, selon la banque centrale.

Mais le procédé ne fait pas l'affaire des gens que La Presse Affaires a rencontrés. Plutôt que de trouver deux endosseurs et de montrer un dossier prouvant le rendement probable d'une entreprise, le particulier préfère s'unir à des amis investisseurs à qui il n'aura pas à rembourser des intérêts.

«Pour avoir un prêt, il faut justifier ce qu'on va faire, dit Alain Garcia Abrahantes. Je compte faire une demande pour convertir la maison afin d'accueillir des touristes. Mais ça m'étonnerait qu'on me prête 3000 CUC. Je dois d'abord m'assurer que j'aurai des clients. Et de quelle façon? En travaillant au noir!»

C'est ce qu'a fait Yassen Leandro Torres Navea pour s'assurer que sa salle de billard sur le toit de sa maison, déclarée depuis un an, avait un potentiel de revenus! «Je suis chef cuisinier, raconte-t-il. Mais comme on travaille beaucoup pour peu, on cherche d'autres façons de vivre. Ici, ça coûte 1 CUC pour jouer une heure. À minuit, c'est 2 CUC l'heure.

«Je ne connais personne qui a demandé un prêt bancaire, poursuit Yassen qui, comme bien des Cubains, use du système C pour arriver à ses fins. Les produits sont chers, et aucun établissement ne peut me fournir complètement ce qu'il me faut. À l'étranger, des magasins spécialisés vendent tout moins cher. Les boules, les bâtons de billard... Les baguettes ont été envoyées par un ami mexicain.» Et la table? «Un don d'un prince de Dubaï pour qui j'ai travaillé comme chef!»

Quand Castro fait des réformes

En 2008, le Parti communiste de Cuba a adopté une série de réformes (300) pour décentraliser son pouvoir, donner du lest aux Cubains et faire émerger le secteur privé. Résumé.

° Ouverture du crédit aux particuliers (prêts bancaires).

° Permission de vendre et d'acheter des maisons.

° Permission d'acheter et de vendre des voitures neuves.

° Permission aux Cubains de s'inscrire comme travailleurs indépendants dans 181 métiers, dont la production agricole.

° Suppression du carnet d'approvisionnement, qui permet aux Cubains d'obtenir à moindre coût des produits de base, mais rationnés.

° Suppression des deux monnaies (peso national et peso convertible).

° Révision de la politique migratoire pour permettre aux Cubains de voyager plus facilement.

° Abolition du monopole de l'État pour la poste.

° Suppression de 1,8 million d'emplois de la fonction publique.

Cuba en chiffres

11,1 millions: Nombre d'habitants à Cuba

2 milliards: Dépenses des touristes en 2012

2 838 468 touristes accueillis à Cuba en 2012

1 million de Canadiens

400 000: Nombre de travailleurs indépendants

20 pesos convertibles: Salaire mensuel moyen

La crème glacée de Michel

Michel rêve d'ouvrir un comptoir de crème glacée. Il a déjà trouvé «son» terrain, en face d'un bâtiment privé, non loin de chez lui. «Ce serait parfait ici, non? lance-t-il. Je vais diviser le terrain en deux parties. Une partie peinte en rouge pour les aliments chauds au menu et l'autre, en bleu, pour les rafraîchissements.»

Michel a mis la main sur la lourde machine d'occasion qui lui permettra de faire de la glace. Rapportée miraculeusement de la campagne, par transports en commun, d'une ville située à 400 km de La Havane, la machine prend la poussière chez une amie depuis des mois.

En attendant de concrétiser son projet, Michel, 35 ans et père de deux bambins, récolte des revenus à la petite semaine. Il loge chez lui des touristes dans son logement de deux chambres de Centro Habana. Il a déjà travaillé en informatique pour le gouvernement. Il a déjà peint des façades d'édifice.

Comme bien des Cubains, Michel a mille et une façons de vivre et survivre dans un pays où l'on peut difficilement espérer économiser quand on n'a accès qu'à des pesos nationaux. Il compte sur ses contacts pour lui amener des touristes qui paieront en monnaie nationale (CUC) et sur le fait qu'il parle parfaitement français pour servir de guide à des Français et à des Québécois. Beau, il est habillé comme s'il dévalisait régulièrement les boutiques Adidas et Puma de La Havane touristique. «J'ai de jolis vêtements, car j'ai un ami de France qui m'en laisse chaque fois qu'il vient ici», raconte-t-il.

Comme bien des Cubains, Michel rêve de faire des travaux chez lui. Pour y aménager une terrasse, notamment. Il pourrait demander un prêt à la banque, mais il ne le fera pas. «Ce n'est pas difficile d'obtenir un prêt, mais à quoi ça sert si on peut plutôt trouver des investisseurs? demande-t-il. La personne qui met son nom en garantie n'a rien à gagner.»

En attendant de réaliser son rêve, Michel calcule, aménage son commerce dans sa tête et s'émerveille des petits restos qui ont ouvert dans la Vieille Havane récemment et au design qu'il trouve intéressant. En marchant. Car il marche pour aller faire les courses. Pour se rendre quotidiennement à son café internet favori, à 25 minutes de chez lui. Pour aller chez des amis. «Ça, c'est ma Peugeot, et ça, mon Audi», lance-t-il à la blague en montrant ses deux jambes.

Michel n'a pas de voiture. Il n'en veut pas, même si les réformes de Raul Castro permettent maintenant de vendre et d'acheter des voitures autres que les vieilles américaines d'avant la Révolution de 1959. «Ce n'est pas tout le monde qui peut acheter une voiture, explique-t-il. Ça prend une carte-permis et des années de travail.»

Il n'y a que quelques milliers de Cubains qui posséderaient une telle carte, selon le vendeur d'un concessionnaire Peugeot de La Havane. «Les voitures neuves sont jusqu'à présent importées au compte-gouttes par certains Cubains bénéficiant d'autorisations spéciales, en général attribuées en fonction de leur travail», selon l'AFP.

Si, un jour, Michel a son comptoir à crème glacée, il ira y travailler à pied.