Avec une dette publique qui bat déjà des records, toutes catégories de pays confondus, le Japon s'apprête à contracter d'autres emprunts massifs pour financer la reconstruction de sa région nord-est dévastée par le tremblement de terre et le tsunami du 11 mars dernier. Jusqu'où une société vieillissante et déclinante pourra-t-elle s'endetter avant de frapper un mur comme l'a fait la Grèce?

La question agace les Japonais, mais il faut néanmoins la poser, croit Hideo Kumano, économiste en chef de l'Institut de recherche de la compagnie d'assurances Dai-Ichi Life.

Dans son bureau qui domine les jardins du Palais impérial, à Tokyo, M. Kumano a laissé tomber la veste et la cravate, conformément au mot d'ordre en vigueur durant l'été dans la communauté d'affaires pour limiter l'utilisation des climatiseurs sans pour autant diminuer la productivité.

Pendant que les marchés financiers s'affolent à cause de la décote de la dette américaine et de la crise financière en Europe, Hideo Kumano explique que le Japon n'est pas à l'abri lui non plus d'une crise de confiance.

«Le pays se dirige dans la même voie que la Grèce, mais pas aussi rapidement», reconnaît-il. Mais le Japon n'est pas la Grèce et il peut compter sur des entreprises performantes et un secteur privé solide, ce que la Grèce n'a pas, s'empresse-t-il d'ajouter.

Cela dit, les entreprises japonaises ne sont pas invincibles, selon lui. Avec un marché intérieur qui rétrécit, elles doivent compter de plus en plus sur les marchés étrangers si elle veulent survivre. La pénurie de main-d'oeuvre et surtout, la valeur élevée du yen les pousseront à produire davantage à l'extérieur du Japon. Le pays risque de se vider de ses entreprises les plus performantes.

«C'est un très gros danger pour l'économie», dit l'économiste, qui croit que les gros constructeurs automobiles japonais déménageront la plus grande partie de leur production à l'étranger.

Le mouvement est déjà amorcé. Toyota produit plus de voitures à l'étranger qu'au Japon depuis 2007. Toshiba prévoit que la part de ses ventes au Japon diminuera de 45% du total à 35% d'ici deux ans.

Le pays doit se réorganiser de toute urgence, estime l'économiste. Hideo Kumano tend le bras vers la fenêtre, où se dressent au loin les immeubles des principaux ministères. Il estime que le problème est d'abord politique. Dans ce pays où tout fonctionne à merveille, il semble bien que l'État soit le seul rouage défectueux de la machine. Les Japonais viennent d'hériter de leur sixième premier ministre en cinq ans. Aucun de ces élus n'a encore réussi à mettre de l'avant des mesures pour diminuer les dépenses et réduire la dette.

Paralysé par les dissensions internes et la peur de déplaire à l'électorat, le gouvernement ne joue pas son rôle, selon l'économiste.

Il reporte depuis des années la hausse de la taxe de vente qui permettrait de réduire la dette publique. Il rit: «On dirait que le gouvernement a appuyé sur le bouton «Autodestruction»!»

Le Québec, s'il était dans la même situation que le Japon, serait probablement en faillite. Ce qui sauve le gouvernement japonais et lui permet de continuer de vivre à crédit, c'est que sa dette est détenue à 95% par les Japonais eux-mêmes. Au Québec, 50% de la dette publique est détenue à l'extérieur de la province, et l'État doit par conséquent se plier aux préoccupations des marchés financiers.

Le Japon, au contraire, peut encore faire tout ce qu'il veut. Les semonces de Moody's ne font encore frémir personne, puisque la dette est une affaire domestique. «C'est comme emprunter de l'argent à sa femme», nous a-t-on expliqué plusieurs fois.

Le taux élevé d'épargne des Japonais permet au gouvernement de continuer de s'endetter, mais il a aussi un effet pervers sur l'économie.

La fortune qui dort

«Quatre-vingt pour cent de l'épargne vient des 65 ans et plus», estime Kosuke Motani, économiste et vice-président principal du développement régional à la Banque de développement du Japon, l'équivalent de la BDC, la Banque de développement du Canada.

Après avoir eu un emploi et de bons revenus toute leur vie, acheté une maison et élevé leurs enfants, explique-t-il, les retraités se retrouvent avec moins de besoins et plus d'argent. Leur rente de retraite, que le gouvernement dépose dans leur compte en banque tous les deux mois, est immédiatement convertie en épargne sous forme... d'obligations gouvernementales.

Le gouvernement s'endette pour payer des retraites qui servent à acheter ses titres de dettes. Des sommes faramineuses s'accumulent ainsi en marge de l'économie. «C'est comme enterrer de l'argent dans un trou, ça ne sert à rien», illustre l'économiste.

Les personnes âgées épargnent pour leurs vieux jours et pour laisser un héritage à leurs enfants. Mais on vit vieux au Japon, et ces enfants ne toucheront leur héritage qu'une fois qu'ils auront à leur tour plus de 65 ans et que leurs besoins commenceront à diminuer. En attendant, ils s'appauvrissent et l'économie stagne, déplore-t-il.

Si le Japon a un avenir, il passe par une réforme des pensions qui remettra cet argent en circulation, estime Kosuke Motani.

Politiquement, c'est très délicat de toucher aux retraites dans un pays où 1 électeur sur 5 a plus de 70 ans. Il faut donc innover, selon l'économiste, qui suggère que le gouvernement paie les rentes de retraite avec une carte de débit. Ceux qui en ont besoin pour vivre n'ont qu'à s'en servir et les autres ne pourraient pas l'accumuler sous forme d'épargne.

Il faut aussi penser autrement, selon lui, et admettre que le vieillissement de la population a un impact sur la croissance économique. Les théories économiques traditionnelles ne fonctionnent plus au Japon en raison du vieillissement de la population, croit M. Motani. Ce qu'on appelle une récession, et qui dure depuis 20 ans, n'en est pas une, selon lui. C'est un changement fondamental de l'économie du Japon. Certains manufacturiers l'ont compris, comme Nintendo, dont la console de jeu Wii ne s'adresse pas seulement aux jeunes, mais à toutes les tranches d'âge. Ou le fabricant de vêtements Uniqlo, dont les styles plaisent aux vieux comme aux jeunes.

La plupart des grands manufacturiers japonais n'ont pas compris ce changement fondamental, estime-t-il. Ils ont réagi à la diminution de la population et de la demande intérieure en augmentant leurs exportations. Ils n'ont pas encore compris qu'il ne sert à rien de continuer de produire plus de voitures, de télés et d'autres produits de masse pour ensuite disputer des parts de marchés à la Chine ou à la Corée.

Ce n'est pas ça qui assurera la survie du Japon, Kosuke Motani en est convaincu. L'avenir est plutôt dans les technologies de pointe, dit-il, qui sont utilisées partout dans le monde dans une multitude de produits.

Le made in Japanpeut disparaître, ce n'est pas grave s'il reste du Japan inside dans tous les produits du monde.

Le Québec et le Japon sont des sociétés tricotées serré, qui se ressemblent à plusieurs égards et qui font face au même défi de maintenir leur niveau de vie malgré le vieillissement de la population.

SÉRIE

Samedi: Shoganai

La jeune génération sait très bien qu'elle risque d'hériter de la lourde dette accumulée du temps de leurs parents, même si le Japon essaie de garder les personnes âgées au travail le plus longtemps possible. Le Québec peut en tirer des leçons.

Lundi: Setsuden

Six mois après le tremblement de terre et le tsunami qui ont détruit le nord-est du pays, le Japon est plongé dans une nouvelle crise énergétique qui pourrait porter un coup fatal à son économie. La question: le pays peut-il éliminer l'énergie nuclaire de son bilan énergétique?