Morgan Brickney pense que les Irlandais feront les frais du plan de sauvetage de dizaines de milliards d'euros en discussion avec l'Union européenne et le Fonds monétaire international (FMI). Et il ne se gêne pas pour le faire savoir.

Le jeune homme de 33 ans, croisé dans les rues du centre-ville de Dublin jeudi, portait un T-shirt résumant, avec concision, son point de vue: «L'UE gagne, la banque gagne, vous perdez!», indiquait le message adressé à ses compatriotes.

Plutôt que d'injecter de nouvelles sommes dans les banques en ruine du pays grâce à une aide internationale, cet informaticien pense que l'État devrait laisser les établissements tomber en faillite. Ou, minimalement, refuser de rembourser une partie de leurs dettes en revenant sur la décision, prise en 2008, de se porter garant du système bancaire.

«Que les grands détenteurs des obligations bancaires partagent une partie des coûts!», souligne M. Brickney, faisant écho à un sentiment largement partagé dans la population.

Le journaliste Fintan O'Toole, auteur d'un livre de référence sur l'effondrement de l'économie irlandaise, pense qu'il est «insensé» sur le plan économique pour l'État de continuer à injecter de l'argent dans les banques. Et «moralement obscène» de demander à la population de payer la note en se serrant la ceinture.

Pendant des années, dit-il, le gouvernement irlandais a fonctionné main dans la main avec les banques et un groupe restreint de promoteurs qui se sont concertés pour alimenter une bulle immobilière monstre vouée à l'éclatement.

Le tout dans un contexte de dérégulation totale inspirée d'une philosophie de libéralisme économique qui montre aujourd'hui ses limites, ironise M. O'Toole.

Le gouvernement, souligne-t-il, devrait se concentrer sur quelques banques réellement importantes pour l'économie et laisser s'effondre les autres. En particulier l'Anglo-Irish Bank, un «établissement casino» ayant déjà coûté des dizaines de milliards aux contribuables.

Dans son ouvrage, l'auteur relève que la banque maquillait ses états financiers, manipulait le cours de ses actions et «prêtait» des millions d'euros à ses dirigeants, aujourd'hui en disgrâce. Aucun n'a encore été traîné en justice.

«L'histoire de ce pays en matière de répression de délits financiers est pitoyable», souligne M. O'Toole, qui insiste sur l'importance d'en finir avec la culture d'impunité existante.

Kieran Allen, sociologue au University College Dublin, pense que le gouvernement aurait dû laisser les banques tomber avant de prendre le contrôle des actifs restants plutôt que de se porter d'emblée garant des dettes.

«C'est un échec total. Les banques sont en voie d'être nationalisées mais de la manière la plus coûteuse imaginable», dit-il.

Sean Healy, qui dirige Social Justice Ireland, une association luttant contre les inégalités sociales dans le pays, est aussi d'avis que le gouvernement devrait mettre à contribution les grands créanciers des banques.

Ces créanciers, dit-il, ont alimenté la spéculation dans les années folles, mais refusent aujourd'hui de payer la note. «Si vous misez sur un cheval et qu'il arrive dernier, vous ne vous présentez pas ensuite au guichet en réclamant votre argent et des intérêts», illustre M. Healy.

Les déclarations récentes de la chancelière allemande Angela Merkel, qui insiste sur le fait que les créanciers privés devront être mis à contribution en cas de sauvetage financier d'un pays de la zone euro, a rappelé les investisseurs à leurs responsabilités, se félicite-t-il. Les médias irlandais rapportaient hier que le plan de sauvetage en discussion avec le FMI et l'UE pourrait mettre les créditeurs privés à contribution pour restructurer le secteur bancaire. Une nouvelle qui a fait monter plus encore les taux obligataires sur les marchés.

Thomas Conefrey, un analyste de l'Economic and social research institute (ESRI) de Dublin, répond sans détour lorsqu'on lui demande ce qui arriverait si l'Irlande refusait carrément de garantir les dettes des banques ou une partie de ses propres obligations.

«Qui peut le dire? (...) Jusqu'à maintenant, tous les pays européens ont choisi d'honorer les dettes», souligne-t-il.

Comme le relevait hier Dan O'Brien, chroniqueur économique du Irish Times, les dirigeants européens craignent qu'un effondrement du système bancaire irlandais propage en cascade des milliards d'euros de pertes dans le système financier et entraîne un mouvement de panique susceptible de causer une crise systémique ingérable.

Les banques françaises, allemandes et anglaises ont massivement prêté aux établissements irlandais, ce qui explique, en partie, la nervosité actuelle de leurs dirigeants.

Pour l'Irlande, la principale crainte liée au refus de payer une partie des dettes existantes des banques était de se voir privée de fonds sur les marchés financiers. Or, ce scénario est déjà avéré, note M. O'Brien.

«Il n'est plus dans l'intérêt national irlandais immédiat d'empêcher les principaux créanciers (des banques) de souffrir les conséquences de leurs mauvais jugements», écrit-il.