Premier pays du continent à accueillir le Mondial, l'Afrique du Sud a pris les grands moyens pour montrer qu'elle sait recevoir. Mais derrière les partisans en liesse et le tintamarre des trompettes se trouve une économie émergente encore marquée par son passé. Grand angle.

Bière à la main, Shadrack Tebogo Chanda ne tient plus sur son fauteuil de plastique orange. Depuis que son équipe, BidVest Wits, a remporté de façon décisive (3-0) la finale de la coupe Nedbank, qui couronne la meilleure équipe de soccer du pays, il danse aux côtés de sa gamine qui se déhanche.En ce chaud samedi du 22 mai, Soccer City accueille son premier match officiel depuis que ce stade de Soweto, un township au sud-ouest de Johannesburg, a été agrandi et rénové pour accueillir la Coupe du monde de la FIFA. Cet amphithéâtre en forme de calebasse aux couleurs de terre peut accueillir jusqu'à 94 500 spectateurs. Il vibre tandis que les spectateurs font la vague tout en poussant des coups de vuvuzela, les tonitruantes trompettes sud-africaines.

C'est un aperçu de la clameur qui s'élèvera lorsque les joueurs du Bafana Bafana, l'équipe nationale, entreront sur ce terrain vendredi prochain pour affronter le Mexique lors du match d'ouverture du Mondial.

«Avec toute l'attention internationale qui sera portée à l'Afrique du Sud, la Coupe du monde sera un point tournant pour notre économie», dit Shadrack Tebogo Chanda, responsable de la collecte des ordures à la municipalité régionale d'Ekurhuleni, à l'est de Johannesburg.

L'Afrique du Sud trépigne d'impatience à la perspective d'accueillir les meilleurs joueurs de foot de la planète. Et de montrer, par la même occasion, que l'Afrique sait recevoir.

Des vendeurs ambulants offrent des fanions des pays participants à tous les coins de rue. Les ballons noir et blanc sont omniprésents, des plateaux de télé aux grandes affiches le long des autoroutes en passant par les pots de fleur en céramique des hôtels.

Le ballon du Mondial s'est toutefois dégonflé avec la crise financière qui, dans de nombreux pays, a semé la récession sur son passage. L'Afrique du Sud n'attend plus que 373 000 touristes de l'étranger, soit 110 000 de moins qu'au départ, selon une étude menée par les consultants Grant Thornton pour le compte d'une agence de promotion du gouvernement sud-africain.

Néanmoins, cet événement générera des retombées économiques estimées à 93 milliards de rands, soit 12,7 milliards CAN. Aussi, le Mondial ne pouvait tomber à un meilleur moment. Alors que l'économie mondiale se recroquevillait l'an dernier, les marteaux résonnaient en Afrique du Sud.

Le pays a construit cinq stades et en a rénové cinq autres, tandis qu'il retapait ses routes. Les investissements publics dans les infrastructures associées au Mondial s'élèvent à près de 40 milliards de rands (5,5 milliards CAN).

«Alors que nous étions au creux du cycle économique, c'était un cadeau du ciel», note Iraj Abedian, économiste en chef de Pan-African Capital Holdings, une firme d'investissements privés de Johannesburg.

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Capitale financière du continent, l'Afrique du Sud a bien résisté à la crise, avec son système bancaire solide et strictement réglementé. Il n'y a qu'une banque d'affaires qui ait été sérieusement exposée aux hypothèques américaines à haut risque. Et encore Investec a-t-elle absorbé le coup. Ainsi, le gouvernement sud-africain n'a pas eu à renflouer son secteur financier comme cela s'est vu aux États-Unis et en Europe.

Fin 2008, toutefois, la récession a contaminé ce pays qui dépend largement de son commerce extérieur, notamment avec l'Europe, son premier partenaire commercial. Pour relancer l'économie, le gouvernement de l'ANC a laissé son déficit budgétaire enfler, jusqu'à

7,3% de son produit intérieur brut (PIB) lors de la dernière année financière.

Le vent a tourné à la mi-2009. Et maintenant la croissance s'accélère. Le PIB a progressé de 4,6% au cours des trois premiers mois de 2010, sa vitesse la plus rapide en près de deux ans.

Les mines et les usines qui exportent ont augmenté la cadence, relève Statistics South Africa. Pendant ce temps, la consommation intérieure s'est réveillée. Les Sud-Africains sortent plus souvent au restaurant, comme sur les sympathiques terrasses du quartier culturel de Newtown, au coeur de Johannesburg.

Mais, pour Arnold Wentzel, professeur d'économie à l'Université de Johannesburg, il s'agit d'une reprise technique. «Comme nous perdons encore des emplois, on ne peut pas vraiment affirmer que nous sommes sortis de la récession», dit-il.

Au premier trimestre de 2010, l'Afrique du Sud a perdu 171 000 emplois, qui s'additionnent aux 870 000 postes disparus l'an dernier. Le taux de chômage au pays s'élève à 25,2%. Il frise toutefois la barre du 30% au sein de la population noire.

Si l'on tient compte des travailleurs découragés, le taux de chômage au pays enfle même à 35,9%! Aucune autre économie dite émergente n'est aux prises avec un pareil fléau.

Ces hommes et ses femmes désoeuvrés se voient partout, le long des routes ou sous les viaducs, où ils cherchent à s'abriter du soleil ardent. Et le Mondial n'y changera pas grand-chose, même si cet événement dopera le PIB du pays en 2010, avec une contribution de 0,54%, selon Grant Thornton.

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Sur le campus principal de l'Université de Johannesburg, où une couronne d'édifices ceint un jardin agrémenté d'une fontaine, des étudiants vêtus d'une toge et d'une coiffe noires se font croquer en photo par leurs parents. Ces nouveaux diplômés ne composent toutefois qu'une minorité.

Trop de jeunes abandonnent leurs études avant ou tout de suite après leur douzième année. Pis, les finissants de ce cours secondaire surnommé «matric», abrégé de «matriculation» en anglais, ne possèdent que des connaissances rudimentaires en lecture, en écriture et en calcul, déplore Iraj Abedian.

«Alors que l'économie sud-africaine s'est modernisée et complexifiée depuis la fin de l'Apartheid, les écoles et leurs élèves n'ont pas suivi. On se retrouve aujourd'hui avec un système d'éducation qui est aussi lamentable qu'il ne l'était durant l'Apartheid, dit cet économiste, qui s'emporte de colère rien qu'en y pensant.

«L'Afrique du Sud n'a pas un problème d'emploi mais d'employabilité, et même la croissance ne saurait le corriger.»

Iraj Abedian se désole de l'inertie et du manque de volonté politique pour réformer un système d'éducation qui produit des chômeurs. Il se console toutefois avec le Mondial.

L'événement sportif le plus regardé de la planète a au moins forcé le gouvernement sud-africain à s'attaquer à de vieux problèmes qui, pendant des années, avaient été balayés sous le tapis. Il y a le délabrement des infrastructures de transport. Et la production énergétique du pays, aussi polluante qu'insuffisante.

Les difficultés d'Eskom, la société d'État qui approvisionne le pays en électricité, sont à ce point graves qu'elles coupent l'élan de l'Afrique du Sud. À preuve ce projet de Rio Tinto Alcan de construire une grande aluminerie dans le parc industriel Coega, à Port Elizabeth, dans la province de l'Eastern Cape. Depuis l'automne dernier, cet investissement de 2,7 milliards US se trouve dans les limbes.

Conçu par l'aluminerie française Pechiney à une époque où Eskom affichait des surplus d'électricité, ce projet a été repris par Alcan puis par Rio Tinto. Par le temps que ce géant de l'aluminium s'y est intéressé de nouveau, Eskom n'était plus en mesure d'honorer son contrat de fourniture d'électricité, d'une durée de 25 ans.

Eskom avait pourtant alerté les autorités que l'Afrique du Sud se destinait vers des pénuries. Mais le gouvernement de Thabo Mbeki (1999-2008) a refusé d'autoriser la construction de centrales alors qu'il envisageait de privatiser la société d'État. Ainsi, pendant que la production d'électricité, au charbon pour l'essentiel, stagnait, la demande décuplait.

Fin 2007, début 2008, le pays a été aux prises avec une longue série de délestages. Des mines et des clients industriels ont été forcés d'arrêter leur production en heure de grande consommation. Ce cauchemar a laissé des séquelles. En dépit du risque d'incendie, des hôtels fournissent toujours des bougies à leurs clients!

En attendant que de nouvelles centrales alimentent le pays, d'ici 2012, Eskom gère son électricité de façon serrée, surtout en vue du Mondial. Et le pays se met sur le tard à l'efficacité énergétique. C'est ce qui donne espoir à Iraj Abedian.

«À court terme, nos problèmes se règlent avec une chandelle. À moyen terme, avec une nouvelle centrale. Mais au moins, les finances de l'Afrique du Sud sont en ordre et notre système financier est sain.»

Les États-Unis et l'Europe ne peuvent vraiment pas en dire autant, relève cet économiste avec un sourire narquois.

L'Afrique du Sud en bref:

> Régime : république parlementaire

> Président : Jacob Zuma, du Congrès national africain

> Capitales : Pretoria rebaptisée Tshwane (administrative), Le Cap (législative)

> Population : 49,3 millions d'habitants

> Langues officielles : afrikaans, anglais, ndebele, pedi, sotho, swati, tsonga, tswana, venda, xhosa et zoulou.

> Chômage : 25,2 % au premier trimestre de 2010, 35,9 % incluant les travailleurs découragés

> PIB : 4,6 % au premier trimestre de 2010 comparativement au dernier trimestre de 2009 ou 1,6 % comparativement au premier trimestre de 2009 ; -1,8 % en 2009.

> PIB par habitant : 10 119 $US (2008)

> Inflation : 4,8 % en avril, comparativement à avril 2009.

> Monnaie : rand. Un dollar canadien vaut 7,3 rands.

Sources : Statistics South Africa, Atlas Larousse 2009, XE Currency Converter, État du Monde.