Il y a d'abord eu la panique. Puis la mobilisation. Et enfin, une entente inédite entre la firme immobilière Allied et un regroupement d'artistes. Plus de 400 d'entre eux emménageront dès le mois prochain dans d'immenses ateliers au coeur du Mile End, avec des baux sécurisés pour 30 ans. Retour sur un accord historique.

Sébastien Cliche a l'une des plus belles vues à Montréal. De son atelier situé au 11e étage d'une ancienne bâtisse industrielle du Mile End, l'artiste visuel jouit d'un poste d'observation privilégié sur le mont Royal et les tours du centre-ville. La lumière pénètre en abondance par les immenses fenêtres en cette fin d'après-midi automnale.

«Quand les gens d'Allied sont venus, ils ont dit: «Vous avez le bureau du président»», raconte M. Cliche en rigolant.

Les «gens d'Allied», comme on les appelle ici, sont les nouveaux propriétaires des lieux. Le fonds de placement immobilier torontois Allied Properties a racheté il y a trois ans le 5455, de Gaspé, où se trouve l'atelier de Sébastien Cliche. Le groupe a acquis l'immeuble voisin peu après, des transactions totalisant près de 40 millions de dollars.

En achetant ces anciennes manufactures de textile, la firme avait un plan bien précis en tête: créer un nouveau pôle de bureaux dans le Mile End. Ce secteur semi-industriel du Plateau-Mont-Royal fait l'objet d'une demande de plus en plus vive, accentuée par la présence du géant Ubisoft et de nombreux commerces branchés.

Les deux cubes de béton d'une douzaine d'étages acquis par Allied sont gigantesques. Ils totalisent plus de 1 million de pieds carrés de surface locative, soit davantage qu'au 1000, de La Gauchetière, le plus haut gratte-ciel à Montréal. Une mine d'or potentielle, surtout après les rénovations en profondeur qui se déroulent en ce moment.

Or, le Mile End est aussi prisé des artistes de tout acabit. Le secteur Saint-Viateur Est en regroupe à lui seul plus de 800, la plus forte concentration dans tout le Canada. Près de la moitié loge dans les immeubles d'Allied, la plupart en échange d'un loyer dérisoire. Sans surprise, le rachat des deux bâtisses de la rue de Gaspé a été reçu avec une bonne dose d'inquiétude.

Mobilisation majeure

La mobilisation du milieu communautaire a été rapide. Et massive. Le maire d'arrondissement Luc Ferrandez a décrété un moratoire sur la location de grands blocs d'espace dans ce secteur, en vue de protéger temporairement les artistes.

Après d'intenses négociations, Allied s'est entendue avec le regroupement Pied Carré, qui représente les artistes du secteur. La firme a accepté de leur louer un bloc de quatre étages à taux préférentiel pour une période de 30 ans, en plus de réserver environ 30 000 pieds carrés au rez-de-chaussée pour l'installation d'une galerie d'art contemporain. Québec et la Ville de Montréal ont octroyé des subventions de près de 8 millions pour aider à réaménager les lieux.

«C'est une entente historique, c'est un résultat qui est gagnant-gagnant, explique André Plourde, président de Groupe immobilier de Montréal, le mandataire de location d'Allied. Pour Allied, la présence des artistes est fondamentale pour générer l'espèce de buzz qui est là.»

Carine Valleau, coordonnatrice de Pied Carré, se réjouit elle aussi. Les artistes auparavant disséminés un peu partout dans deux immeubles ne perdront aucun espace dans ce déménagement, note-t-elle. Et surtout, ils gagneront une bonne dose de tranquillité d'esprit. «On a créé une bulle de 30 ans où les artistes sont protégés des fluctuations et de la spéculation immobilière.»

Vitesse éclair

La vitesse avec laquelle cette affaire s'est conclue pourrait inspirer bien d'autres projets à Montréal. Entre la signature de la lettre d'entente et le déménagement prévu des premiers artistes, le mois prochain, il se sera écoulé à peine un an. «C'est très rapide, c'est incroyable», souligne Carine Valleau.

Il reste que la transition constituera un choc pour certains membres de Pied Carré, malgré les tarifs avantageux octroyés par Allied. Les artistes de l'immeuble - des sculpteurs, photographes, designers, ébénistes et autres musiciens - gagnent en moyenne 15 000$ par an, souligne Mme Valleau. Un système de subventions internes a été mis en place pour les aider à absorber l'excédent à payer.

Pour sa part, Allied - un fonds immobilier qui privilégie les rentrées d'argent régulières - estime faire une bonne affaire. Car même si les loyers de ces quatre étages sont plus bas que dans le reste de l'immeuble, ils seront indexés au coût de la vie, souligne André Plourde.

«Pour Allied, ça a du sens sur le plan économique, ce bail-là, dit-il. Ça amène une source de revenu stable sur un gros bloc d'espace pour une très longue période.»

Les espaces libérés par le déménagement des artistes permettront à Allied de relouer de grands blocs d'espace. Ubisoft, par exemple, a déjà signé des baux pour deux étages complets. Plusieurs autres négociations sont en cours, notamment avec des sociétés dans le secteur du cinéma.

Ces nouveaux baux se négocient à un loyer net annuel de 12 à 15$ le pied carré, comparativement à 3 ou 4$ auparavant, souligne André Plourde.

(+ ) À voir sur La Presse+: notre vidéo sur le projet immobilier

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212 000

Superficie, en pieds carrés, réservée aux artistes au 5445, de Gaspé.

7,65 millions

Aide gouvernementale (Québec et Montréal) pour le réaménagement des lieux.

30 ans

Durée du bail signé entre le propriétaire Allied et le regroupement Pied Carré

400

Nombre approximatif d'artistes qui déménageront dans ces nouveaux ateliers à partir de décembre.