Gilles Guillou montre avec fierté quelques photos prises dans un champ où des dizaines de producteurs de lait de la région ont convergé récemment pour épandre, sous le regard éberlué des médias, leur collecte des jours précédents.

«C'est sûr que ça prend aux tripes de faire ça mais on n'avait pas le choix. On n'allait quand même pas attendre de mourir sans rien faire», commente l'homme de 44 ans, qui exploite avec sa femme une petite ferme comptant une quarantaine de vaches laitières près de Guingamp, en Bretagne. «Moi, je pouvais encore tenir cinq ou six mois au prix actuel du lait. Mais j'ai plusieurs collègues qui n'arrivent plus du tout à couvrir leurs frais», indique M. Guillou, qui dit tirer un modeste revenu mensuel d'environ 1000 euros de ses longues semaines de travail.

«Heureusement que j'ai aussi un poulailler. Et que je n'ai pas de traites à payer sur la ferme. Sinon, je n'y arriverais pas», dit l'agriculteur, qui circule dans une vieille Peugeot bringuebalante désignée à la blague comme sa «Mercedes».

«Je ne suis pas très matérialiste. Je ne veux pas de château en Espagne mais je veux pouvoir vivre heureux, sans être un esclave», souligne M. Guillou.

Pour nombre de producteurs de la région, la situation est devenue intenable en raison de l'effondrement du cours du lait, qui a chuté pendant plusieurs mois près de 200 euros la tonne alors qu'il faut «au moins» 320 euros la tonne pour opérer raisonnablement.

Comme les bas prix perdurent depuis des mois, les arriérés s'accumulent. Et le désespoir augmente, note le producteur breton, qui relate le cas d'un collègue qui s'est enlevé la vie en mettant le feu à sa ferme.

«Les gens sont très attachés à leurs terres. Quand ils voient que ça part en vrille, ils vont tout faire pour la sauver. Jusqu'à recourir à des solutions extrêmes s'ils vont tout perdre», dit-il.

Pour expliquer la détérioration de leur situation, les producteurs de lait montrent du doigt la Commission européenne, qui a décidé de faire disparaître graduellement les quotas en vigueur d'ici 2015 pour laisser libre cours à la concurrence.

«Les prix sont constamment tirés vers le bas. Et on n'arrive plus à se tirer d'affaire», souligne M. Guillou, qui est membre de l'Association des producteurs laitiers indépendants (APLI).

De concert avec la Confédération paysanne, cette organisation a décidé de se rallier il y a deux semaines à un mouvement de grève orchestré à l'échelle européenne pour obtenir une régulation plus efficace du secteur laitier.

En Belgique, en Italie, en Allemagne, comme en France, des milliers de producteurs ont cessé de livrer du lait aux industries de transformation de manière à souligner haut et fort leurs doléances.

En plus d'épandre du lait dans les champs, les organisations agricoles ont organisé des distributions gratuites au coeur de plusieurs villes, incluant Paris.

Il y a quelques jours, des centaines de personnes se sont présentées à la place de la République armées de bidons et de contenants divers pour profiter de l'occasion.

«Dès que j'ai su qu'ils procédaient à cette distribution, je suis venu. Dans le coin où j'habite, il manque de lait parce que les gens ont fait des provisions en vidant les commerces», a déclaré Kevin Thomasson, qui portait un bidon de cinq litres bien rempli.

«J'espère qu'ils auront ce qu'ils veulent parce que la grève du lait, ça embête tout le monde. C'est comme une grève à la SNCF (dans le secteur ferroviaire)», dit le jeune homme de 19 ans, qui ne veut pas d'une hausse du prix du lait.

Une augmentation pourrait être facilement évitée pour les consommateurs si les compagnies de transformation et de distribution réduisaient leurs marges de profit pour favoriser les producteurs, pense M. Guillou. Il rêve de voir l'Europe adopter un système de gestion de l'offre similaire à celui en vigueur au Québec, où le prix de revient pour les producteurs est sensiblement plus élevé.

«Il semble que nos idées ne soient pas si loufoques puisque les politiciens français se rallient maintenant à notre cause», dit le producteur breton, qui se réjouit de l'annonce de la tenue d'une réunion extraordinaire des ministres de l'Agriculture européens, le 5 octobre prochain, pour dénouer la crise.

En attendant, les organisations grévistes ont décidé de suspendre les moyens de pression. Mais les producteurs sont prêts à remonter au front au besoin, prévient M. Guillou, qui se réjouit de voir bouger «le paquebot Europe».

«S'ils veulent un deuxième service, on ne se fera pas prier. La prochaine fois, on va démonter la tour Eiffel», dit-il en riant.