La vitalité et la robustesse de la reprise américaine reposeront en bonne partie sur la volonté des entreprises d'embaucher. Cette même volonté déterminera en bout de piste l'amplitude de la croissance canadienne. Or, les prévisionnistes sont loin d'être au diapason sur cette question centrale, comme en fait foi le quartet de spécialistes interviewés par La Presse pour la 34e édition des Boules de cristal.

«Ce sera une autre reprise sans création d'emplois parce que le marché du travail américain subit un changement structurel, lance d'entrée en jeu Carlos Leitao, économiste en chef chez Valeurs mobilières Banque Laurentienne. Beaucoup d'emplois ont été perdus définitivement parce que la croissance américaine était basée sur la surconsommation.»

La récession américaine a détruit 7,3 millions de jobs depuis décembre 2007, un chiffre qui pourrait encore grimper durant quelques mois même si le creux cyclique du PIB a sans doute été atteint en juin.

«On s'inquiète de la capacité du secteur privé de prendre la relève de l'État et de la Réserve fédérale, renchérit François Dupuis, économiste en chef chez Desjardins. On pense que ça ne pourra pas arriver avant 2011.»

M. Dupuis est d'ailleurs le plus pessimiste des quatre panélistes.

Maurice N. Marchon, professeur titulaire à HEC Montréal, souligne que les entreprises américaines ont jusqu'ici accru leur production par des gains de productivité deux fois plus importants qu'au Canada au cours des 15 dernières années. «Mais il y aura peut-être des surprises positives au chapitre de l'emploi.»

Yanick Desnoyers, économiste en chef adjoint à la Financière Banque Nationale (FBN), en est convaincu. «Jamais on n'a poussé la productivité comme ça. La crise financière a donné lieu à un épisode de capitalisme sauvage. On a mis trop de gens à la porte. Il va devoir y avoir création d'emplois.» Cela ira de pair avec la reprise des investissements.

Voilà pourquoi la FBN est beaucoup plus optimiste quant à la vigueur de la reprise américaine et, par corollaire, de la canadienne, entravée par la faiblesse de nos exportations.

La bulle immobilière est complètement effacée au point où la construction représente seulement 2,4% du PIB américain contre 4,7% pour la médiane des 50 dernières années. En outre, le revenu de qualification pour acheter une maison est passé sous le revenu médian. «C'est un incitatif puissant à devenir propriétaire», poursuit M. Desnoyers.

Selon qu'on soit optimiste ou pessimiste sur les perspectives de l'emploi aux États-Unis, cela détermine la prévision de croissance au Canada.

Certes, la demande intérieure paraît plus robuste que l'américaine, mais le secteur extérieur pèse plus lourd chez nous. «Une reprise plus forte au Canada exige un rebond de la demande de produits de base aux États-Unis ou en Chine, rappelle M. Leitao. L'an prochain, le consommateur chinois ne sera pas encore prêt.»

M. Marchon fait preuve de plus d'optimisme. «La locomotive de ce nouveau cycle, ce sont les économies émergentes. Le Brésil, la Russie, l'Inde et la Chine (BRIC) représentaient 22% du PIB mondial mesuré en parité de pouvoir d'achat, l'an dernier.»

Cela risque de faire monter les prix et de créer un effet de richesse en augmentant le pouvoir d'achat des Canadiens. «À moyen terme, nous deviendrons rentiers de nos richesses naturelles», prédit M. Dupuis.

Les quatre croient que les prix des produits de base vont rester fermes, ce qui va soutenir le dollar canadien, l'effet de richesse et... les défis du secteur manufacturier.

Pour aucun de nos experts, l'inflation ne représente pas de grande menace à court terme. MM. Desnoyers et Leitao croient néanmoins que les autorités monétaires n'auront d'autre choix que de ramener leur taux directeur à des niveaux plus réalistes, car l'endettement des gouvernements suscite des inquiétudes sur le marché obligataire.

MM. Dupuis et Marchon, les plus pessimistes face aux États-Unis, estiment que la Fed voudra stimuler l'économie le plus longtemps possible.

Reprise molle au Québec

Quelle que soit l'ampleur des reprises américaine et canadienne, la croissance restera modeste au Québec. L'augmentation de la population active est plus faible que la moyenne canadienne, ce qui comprime le potentiel de croissance au point de le ramener sous la barre des 2% par année. La croissance potentielle correspond à l'expansion optimale de l'économie sans surchauffe inflationniste. Pour contrer la faiblesse démographique, une économie peut compter sur des gains de productivité plus costauds que ceux de ses concurrents. Or, de l'avis de nos experts, tant le Canada que le Québec ont un grand défi à relever à ce chapitre.

Ce défi se doit être relevé avec pour trame de fond de grands enjeux de société comme le rôle de l'État et la précarité des finances publiques. Enfin, mince consolation pour les éternels optimistes, la récession a frappé moins fort chez nous qu'en Ontario, en Alberta ou en Colombie-Britannique. L'effet de rattrapage sera forcément moindre. Tout cela explique que la croissance québécoise sera plus anémique.

Des chiffres à manipuler avec soin

Le marché du travail sera scruté avec soin au cours des prochains mois des deux côtés de la frontière.

Les analystes et les médias ont l'habitude d'éplucher les données sur une base trimestrielle. Ainsi, pour 2010, on comparera les chiffres par rapport au quatrième trimestre de 2009, voire par rapport à décembre.

Dans une période d'expansion, c'est un choix logique: l'emploi augmente de manière assez régulière. C'est la méthode qu'ont adoptée nos quatre panélistes dans leurs prévisions, comme ils le font chaque année.

Cette façon ne reflète pas cependant le plus fidèlement la réalité du marché du travail lorsqu'on amorce un cycle.

L'emploi reprend généralement plusieurs mois après la croissance. Ainsi, si un consensus se dessine autour de juin comme dernier mois de la récession des deux côtés de la frontière, l'économie américaine a continué d'éliminer des emplois par centaines de milliers depuis lors.

Pour bien mesurer le niveau d'emploi en pareil cas, les économistes recourent à des moyennes annuelles. Ils compareront celle de 2010 et celle de 2009.

Comme le souligne Maurice N. Marchon, le niveau moyen d'emploi aux États-Unis l'an prochain risque d'être inférieur de plusieurs centaines de milliers à celui de 2009, même si l'économie devrait ajouter plus de 1,5 million d'emplois par rapport à décembre 2010.

Il faudra attendre 2011 avant que le nombre d'emplois rejoigne, puis dépasse celui de décembre 2007, point d'entrée de la récession américaine.

Au Canada, l'argument vaut tout autant. Toutefois, comme la destruction d'emplois y a été moins sévère, le niveau d'emploi de juillet 2008, pic du PIB du dernier cycle, sera retrouvé bien plus tôt, sans doute.

Des risques multiples

Tous les scénarios de prévision sont entachés de risques, tant positifs que négatifs. Ceux de nos experts ne font pas exception. Les voici:

Yanick Desnoyers voit deux risques. Si la Réserve fédérale ne parvient pas à réduire la taille de son bilan rapidement, cela va accélérer la croissance à court terme, mais engendrer l'inflation à moyen terme. Il se pourrait aussi que les gains de productivité repoussent encore la création d'emplois aux États-Unis. En pareil cas, la Bourse s'envolerait encore, mais le consommateur en pâtirait.

François Dupuis partage le risque d'inflation. Il craint en outre un excès de prudence des institutions financières qui peut freiner la relance.

Carlos Leitao craint toujours les marchés financiers qu'il juge emballés. En outre, les problèmes structurels à l'origine de la crise financière sont loin d'être réglés. Enfin, bien des banques américaines régionales sont menacées d'insolvabilité à cause de leur trop grande exposition au marché immobilier commercial toujours en difficulté.

Maurice N. Marchon voit un beau risque et un laid. Dans le premier cas, l'économie mondiale se porte beaucoup mieux que prévu ce qui fait monter les prix des produits de base et l'effet de richesse au Canada. Dans le second, les mauvaises créances des institutions financières obligent les banques centrales à encore plus de patience que souhaitable.