La Semaine de mode de Montréal soufflera ses 25 bougies la semaine prochaine. Un anniversaire boudé par les acheteurs internationaux et plusieurs grands designers montréalais, qui ont monté une boutique temporaire au centre-ville. La fin de la Semaine de mode de Montréal approche-t-elle?

Les lumières s'éteignent, remplacées par les flashs de caméras. Au son de la musique, les mannequins déambulent les uns après les autres. Le rituel dure une dizaine de minutes, puis le designer vient clore le défilé sous les applaudissements. «Les gens applaudissent, mais ils n'achètent pas», dit le designer Denis Gagnon.

Défiler ou ne pas défiler, telle est la question dans le petit univers de la mode québécoise à l'aube de la Semaine de mode de Montréal, qui se tiendra de mardi à vendredi prochains à la salle l'Arsenal, dans le quartier Griffintown. Encore une fois, plusieurs des grands noms de la mode québécoise - Denis Gagnon, Philippe Dubuc, Marie Saint Pierre - brilleront par leur absence.

«C'est bien beau, les défilés, ça donne une couverture médiatique, mais ça ne fait pas vendre», dit Philippe Dubuc. Selon son envergure, un défilé à la Semaine de mode de Montréal coûte entre 3000 et 40 000$ au designer.

«Un défilé dure 12 minutes et peut être décevant si l'éclairage n'est pas parfait, si le mannequin ne respecte pas les consignes, dit Marie Saint Pierre. C'est une bataille que j'ai menée pendant longtemps, mais présenter mes collections d'une autre façon m'intéresse davantage.»

Signe des temps, le designer québécois le plus reconnu à l'étranger, Rad Hourani, 31 ans, n'a jamais défilé à Montréal, faisant plutôt ses preuves sur les passerelles de New York et de Paris. Il fera son premier défilé à Montréal dans un événement privé au Centre PHI le 1er novembre, et non dans le cadre de la Semaine de mode.

Pas d'acheteurs internationaux de renom. Peu de visibilité internationale dans les grands magazines de mode, encore moins l'ombre d'une Anna Wintour (célèbre rédactrice en chef de Vogue). Une mauvaise date au calendrier (trop tôt dans la saison). Des fonds publics qui pourraient être utilisés à meilleur escient. Chez les designers, les doléances ne manquent pas à l'égard de la Semaine de mode de Montréal.

Denis Gagnon parle d'une «perte de temps monumentale». Plus diplomate, Philippe Dubuc pose néanmoins le même diagnostic. «Dépensez moins dans l'infrastructure et assurez-vous d'aider les meilleurs. Pourquoi j'investirais 40 000$ simplement parce qu'on a décidé qu'on faisait une Semaine de mode?»

Ces critiques, la co-organisatrice Chantal Durivage les a entendues à maintes reprises depuis les débuts de la Semaine de mode de Montréal en 2001 (il y a deux événements par année, pour les collections automne-hiver et printemps-été). «Des designers mécontents qui veulent tout recommencer, ce n'est pas la première fois. C'est une industrie qui est portée à vouloir tout recommencer à chaque saison», dit Chantal Duvirage, dont l'entreprise Sensation Mode agit à titre d'organisatrice de la Semaine de mode de Montréal, organisme sans but lucratif.

Mais cette fois-ci, c'est sérieux. Même le gouvernement du Québec s'interroge ouvertement sur l'avenir de la Semaine de mode, après avoir reçu un rapport d'un groupe de travail lui recommandant de regrouper les trois événements de mode à Montréal (les deux Semaines de mode en février et septembre et le festival Mode&Design en août, tous organisés par Sensation Mode). «Nous souhaitons un événement plus porteur qui rejoindrait plus de designers», dit Élaine Zakaïb, ministre déléguée à la Politique industrielle du Québec, en entrevue à La Presse Affaires.

Il y a deux ans, la Semaine de mode de Montréal pensait avoir trouvé la bonne formule: devancer l'événement afin de le placer une semaine avant celui de New York, LE rendez-vous des fashionistas du monde entier. Avec l'espoir que certaines d'entre elles se déplaceraient à Montréal par la même occasion.

«Sur papier, c'était magnifique. Concrètement, ça n'a pas fonctionné», dit la co-organisatrice Chantal Durivage, elle-même en «profonde réflexion» sur l'avenir de la Semaine de mode. «Ce n'est pas logique [d'avoir la Semaine de mode de Montréal une semaine avant celle de New York]. Il y a de l'argent mal investi», dit Rad Hourani, designer québécois le plus reconnu à l'étranger.

Cet automne, le chèque du gouvernement du Québec est passé de 250 000 à 100 000$, sur un budget d'un peu moins de 1,5 million. «Environ 90% des fonds proviennent du secteur privé», dit Chantal Durivage, dont l'entreprise Sensation Mode reçoit environ 3% du budget pour gérer l'évènement - des frais de gestion comparables à ceux des autres festivals montréalais.

Pour fêter sa 25e présentation, la Semaine de mode offre ses passerelles gratuitement aux 21 designers - habituellement, c'est 1500$ par défilé - en plus de payer les services de 10 mannequins. Plusieurs designers suggèrent que les fonds publics servent à autre chose. Un exemple qui revient souvent au fil des conversations: organiser un défilé de designers québécois à la Semaine de mode à New York.

À sa décharge, Montréal n'est pas la seule Semaine de mode de moindre envergure à vivre une crise d'identité. «Il y a une mouvance générale de la mode à faire autre chose que des défilés, dit la designer Marie Saint Pierre. Avec le web, les gens sont habitués à voir d'énormes défilés avec des top mannequins et des top tout. Les décors coûtent des millions. Chanel a repris des fonds marins, Burberry a fait appel à des effets spéciaux. Le grandiose [des grands défilés à New York, Paris, Milan et Londres] devient la normalité.»

Un cabaret éphémère aux ambitions durables

Pendant que l'avenir des défilés de la Semaine de mode de Montréal est en suspens, un nouvel événement s'apprête à voir le jour dans l'univers de la mode québécoise: le Cabaret éphémère, une immense boutique temporaire au centre-ville de Montréal.

Une initiative des designers eux-mêmes, qui espèrent que ce cabaret n'aura d'éphémère que le nom puisqu'ils envisagent de le transporter dans les grands festivals en Amérique du Nord dès 2014, dont celui du film de Toronto et de Montréal en lumière.

«Nous voulons avoir des alliances stratégiques avec l'industrie du cinéma. Dans quelques années, nous pourrions présenter nos courts métrages de collections à Sundance», lance Marie Saint Pierre, designer et présidente du Conseil des créateurs de mode du Québec.

De mardi à dimanche prochain, 19 designers québécois exposeront leurs créations dans l'ancien cinéma Parisien, rue Sainte-Catherine. «Il faut arrêter de parler de mode, il faut en acheter! Ce cabaret donnera l'occasion aux griffes d'ici de s'adresser directement aux consommateurs, surtout que beaucoup de designers n'ont pas de maison à leur nom», dit le designer Philippe Dubuc.

Une culture de partenariat

Financé à hauteur de 125 000$ par le gouvernement québécois - qui a coupé par la même occasion une subvention de 150 000$ à la Semaine de mode - , le Cabinet éphémère poursuit un autre objectif: établir une culture de partenariat dans cette industrie où concurrence rime souvent avec méfiance. «Nous devons nous appuyer mutuellement car nous faisons face à des géants, dit Marie Saint Pierre. Nous devons faire comme les chefs québécois en cuisine.»

Pour le gouvernement du Québec, la fondation du Cabaret éphémère ne pourrait mieux tomber. En avril dernier, le gouvernement Marois a reçu un rapport d'un groupe de travail lui recommandant de créer une grappe industrielle de la mode. «La première étape, c'est de créer la grappe, affirme la ministre déléguée à la Politique industrielle du Québec, Élaine Zakaïb. Après, c'est toujours plus facile [d'avoir de l'argent neuf] quand il y a des projets porteurs, comme on l'a fait en aéronautique, en technologies de l'information.»

Mais certains se méfient des bonnes intentions du gouvernement. «Il faut aussi que les fonctionnaires aient un minimum de culture de la mode, qui est une forme d'art. Parfois, les gens qui sont là pour aider ne sont pas les bonnes personnes», déplore Rad Hourani, dont le Canada ne représente que 1% des revenus même si tous ses vêtements unisexe sont produits à Montréal.

N'empêche, la collaboration entre designers n'a jamais été très encouragée au Québec.

«C'est très saturé ici [au Québec], dit Denis Gagnon. Il y a des gens qui achètent local, mais nous sommes aussi dans la mondialisation. [...] Il faut que tu étourdisses les gens pour te faire remarquer.»

La prochaine mode: vendre en ligne!

Acheter en ligne une chemise à plusieurs centaines de dollars? Une jupe à un prix dans les quatre chiffres? Les clients n'hésitent plus, au grand plaisir des designers qui évitent ainsi de payer un intermédiaire. «Les pulls, les jeans et les chemises se vendent très bien sur l'internet, surtout pour nos clients réguliers qui connaissent leur taille», dit le designer Philippe Dubuc.

Cet automne, le designer Denis Gagnon commencera à vendre en ligne. «C'est inévitable, c'est le marché du futur. On perd 10% des consommateurs par année au magasinage en ligne», dit-il. L'organisatrice de la Semaine de mode de Montréal, Chantal Durivage, n'est pas surprise de l'intérêt des designers pour la vente en ligne. «Ils n'ont pas à payer d'intermédiaire et ils ont accès à une clientèle internationale, tandis que les grands magasins demandent de garder jusqu'à 72% du prix de vente», dit-elle.

Les cinq défis des designers québécois

La règle du 3%

Environ 3% des Québécois achètent des vêtements de designers, selon un sondage réalisé par Sensation Mode, qui organise la Semaine de mode de Montréal. «Il y a souvent le réflexe de dire: ce n'est pas pour moi, c'est trop cher, déplore le designer Denis Gagnon. Oui, j'ai des vêtements à 3000$, mais j'ai aussi des robes à 200$...»

Des clients sélectifs

Aussi fidèles soient-ils, les clients ne s'habillent plus de la tête aux pieds chez les designers. «Les gens peuvent s'acheter des jeans de designer tout en portant un t-shirt pas cher», observe le designer Philippe Dubuc. «Il reste des clients qui croient au haut de gamme, mais les gens partagent souvent le haut de gamme avec le bas de gamme, confirme la designer Marie Saint Pierre. Certaines clientes veulent une jupe de designer qu'elles porteront avec une camisole H&M.»

Les soldes

Les consommateurs «attendent trop les soldes, regrette le designer Denis Gagnon. Je ne les blâme pas. Moi-même, je suis comme ça.» «Nos concurrents, ce sont autant les grands magasins que les boutiques qui font des soldes trop rapidement ou les gens qui voyagent et achètent ailleurs», souligne le designer Philippe Dubuc. La solution: surtout, ne pas trop baisser ses prix. «Ce créneau est déjà occupé avec Zara, Simons, Forever 21 et H&M, pense Denis Gagnon. Au contraire, il faut avoir un produit plus cher qui se démarque dans le haut de gamme.»

De la main-d'oeuvre qualifiée

Pas facile de recruter - et de garder - des employés qualifiés, notamment des couturiers. «C'est très difficile d'en trouver, dit le designer Denis Gagnon. Les jeunes veulent avoir leur propre marque et l'Italienne de 50 ans qui a immigré au Québec est aujourd'hui à la retraite.» «La qualité est difficile à obtenir, dit la designer Marie Saint Pierre. Tous les pays ont des problèmes de fabrication mais au Québec, il n'y a pas de masse critique de gens qui veulent étudier dans ce domaine.»

L'arrivée de Saks

Achetée le mois dernier pour 2,9 milliards$US par La Baie d'Hudson, Saks fera bientôt son entrée au Canada. Nordstrom ouvrira aussi quatre magasins au Canada anglais. Ces chaînes d'origine américaine cannibaliseront-elles les magasins existants comme Holt Renfrew? Selon Marie Saint Pierre, il s'agit plutôt d'une bonne nouvelle pour les designers québécois. «Les détaillants sont inquiets, mais ça les forcera à miser sur les designers locaux pour se différencier, lance la designer. Ils devront créer des produits distinctifs.»

La Semaine de mode de Montréal, en chiffres

De 3000 à 40 000$ : Coût d'un défilé à la Semaine de mode de Montréal.

21 : Nombre de designers participant à la Semaine de mode de Montréal au cours de la prochaine semaine.

3% : Pourcentage des Québécois qui achètent de la mode haut de gamme, selon un sondage de Sensation Mode.

10% : Pourcentage du budget de la Semaine de mode qui est financé par des fonds publics.