Le programme fédéral de prêts aux PME fait l'objet de détournement de fonds depuis plusieurs années, selon une enquête de La Presse.

Plusieurs sources nous indiquent que des réseaux de restaurants franchisés bafouent les règles du programme à leur profit. L'affaire implique des millions de dollars et des dizaines de restaurants.

Certains informateurs nous fournissent des copies de fausses factures et de chèques prouvant que des fonds ont été détournés ou nous donnent le nom de professionnels et d'institutions financières impliquées. «Graisser les banquiers, les avocats et les comptables sur un dossier de prêts aux petites entreprises est monnaie courante. It is a standard operating practice», nous dit un avocat de l'ouest de l'île.

Le programme fédéral de prêts aux PME est géré par Industrie Canada. Il est conçu pour les restaurateurs et les commerçants, entre autres. Quelque 7500 entreprises en bénéficient au Canada chaque année, dont le tiers au Québec.

De faux documents

En vertu du programme, les fonds empruntés par un restaurant à une banque sont garantis par le gouvernement fédéral, qui assume 85% des pertes en cas de faillite. Les fonds sont avancés par la banque à la condition qu'ils servent à rénover un restaurant ou à acheter des équipements. Ils sont versés au restaurateur ou à l'entrepreneur en construction qui rénove les lieux moyennant des pièces justificatives, comme des factures.

Or, deux entrepreneurs en construction nous disent avoir fabriqué de faux documents à plusieurs reprises pour obtenir indûment les fonds. Dans chaque cas, l'argent a été versé dans leur compte puis détourné illico au profit d'un tiers. Ce tiers est chaque fois le gestionnaire du réseau du restaurant, le franchiseur. Trois autres informateurs nous disent que cette pratique est monnaie courante depuis plusieurs années.

«Je recevais un chèque de 200 000 $ de la banque à 12h01. À 12h05, je refaisais un chèque du même montant au nom personnel du propriétaire du réseau. J'ai gardé toutes les preuves. J'ai appris par la suite que j'avais finalement servi de prête-nom», explique l'un des entrepreneurs à La Presse.

L'homme nous parle sous le couvert de l'anonymat par crainte de représailles. Il a répété l'expérience pour plusieurs restaurants au cours des années 2000. En échange, il a obtenu quelques contrats de rénovation.

Des factures dopées

La plupart du temps, les rénovations ont finalement lieu, mais les factures justificatives remises aux banquiers sont dopées, nous indiquent quatre informateurs. Ainsi, le franchiseur qui reçoit les fonds obtient plus que le coût réel du projet et en tire un bon profit. Par exemple, un projet de 250 000 $ peut faire l'objet d'une demande indue à la banque de 325 000$, ce qui laisse un bénéfice de 75 000 $ au franchiseur.

«Le coût présenté à la banque est plus élevé que la réalité. Par exemple, on fait faire de fausses factures pour les fenêtres, disons de 60 000 $ au lieu de 40 000 $», nous dit un avocat.

Souvent, des comptables ou des avocats obtiennent des commissions sur les fonds obtenus de la banque, par exemple 10 000 $ par restaurant, ce qui n'est pas permis par le programme de prêts aux PME d'Industrie Canada. «Un avocat connu a touché des commissions sur plusieurs prêts détournés du programme fédéral», nous dit une source bien renseignée.

Un restaurateur de La Belle Province, en colère, dit bien connaître le stratagème. Comme deux autres sources, il soutient que le phénomène s'étend à de nombreux casse-croûte franchisés administrés par des franchiseurs de la communauté grecque.

Selon lui, le prêt de la banque est généralement déposé dans le compte du franchiseur, mais son remboursement est inscrit dans les états financiers du petit restaurateur. Comme le montant du prêt a été dopé, le petit restaurateur est étranglé par des paiements trop élevés, rendant la rentabilité du resto très difficile. «Ils font ce genre de stratagème depuis plusieurs années», dit le restaurateur, qui connaît personnellement d'autres petits exploitants qui, comme lui, écopent de la situation.

Certains survivent quelques années, mais plusieurs déclarent faillite. Bien souvent, leurs pertes bancaires sont alors épongées par Industrie Canada à 85%. Autrement dit, ce sont les contribuables qui paient la facture.

Le fisc s'en mêle

Habituellement, les immeubles qui abritent les restaurants sont la propriété du franchiseur. Lorsqu'un resto déclare faillite, le local de l'immeuble est réutilisé pour lancer un autre restaurant. Les équipements du casse-croûte peuvent même être rachetés à faible prix par le franchiseur ou par un tiers des mains du syndic de faillite, selon nos informations.

Le stratagème pourrait en être à ses derniers milles, cependant. Des restaurateurs et entrepreneurs commencent à dénoncer la situation. La raison: le fisc s'est mis le nez dans l'affaire et exige d'eux une fortune en taxes de vente.

En effet, les fausses factures remises aux banquiers en échange des fonds auraient dû faire l'objet d'une perception de TPS et de TVQ de la part de l'entrepreneur en construction. Dans les faits, aucune taxe de vente n'a été perçue, nous disent deux entrepreneurs, puisque l'argent a été remis entièrement au tiers franchiseur. Ce faisant, le fisc réclame à ces entrepreneurs en construction des centaines de milliers de dollars qu'ils n'ont pas, ce qui les accule à la faillite.

«Je faisais ça pour aider. Aujourd'hui, le franchiseur est millionnaire et moi, je suis sans le sou. Si j'avais su, jamais je ne serais entré là-dedans», nous dit un entrepreneur.

Nous avons exposé le problème à Industrie Canada, responsable du programme fédéral de prêts aux petites entreprises, mais nous n'avons obtenu aucun commentaire.