Des forces en mouvement rendront l’économie plus volatile à l’avenir que ce à quoi le passé nous a habitués, prévient un ancien gouverneur de la Banque du Canada, Stephen Poloz, dans un livre paru récemment. Attention ! Danger droit devant…

Le monde de demain, selon Stephen Poloz

Les risques auxquels sont exposés les ménages et les entreprises ne manqueront pas dans les prochaines années, au moment où les gouvernements endettés sont affaiblis par la pandémie. Conséquence : il faudra se préparer aux coups durs, car l’État ne pourra pas venir sauver tout le monde.

C’est la thèse proposée par l’ancien gouverneur de la Banque du Canada Stephen Poloz dans son plus récent ouvrage, The Next Age of Uncertainty How the World Can Adapt to a Riskier Future, paru chez Penguin Random House. Rassurez-vous, l’ouvrage se lit bien mieux qu’un rapport sur la politique monétaire !

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Le monde de demain, selon Stephen Poloz ? L’ancien gouverneur de la Banque du Canada invite les ménages et les entreprises à se préparer à d’inévitables chocs économiques, sans trop compter sur le soutien des autorités fiscales et monétaires pour les en protéger.

Le titre fait écho à celui du livre de John Kenneth Galbraith paru en 1977, The Age of Uncertainty, écrit dans une période de turbulences à laquelle on se compare souvent ces temps-ci.

Les cinq plaques tectoniques auxquelles fait référence M. Poloz sont le vieillissement de la population, le progrès technologique, les inégalités croissantes, l’endettement et les changements climatiques.

Des cinq, seul le progrès technologique, propulsé par les applications de l’intelligence artificielle, la numérisation de l’économie et les avancées dans les sciences de la vie, a un effet positif sur la croissance économique.

Le monde de demain, selon Poloz ? L’interaction entre ces forces provoquera inévitablement des chocs. Il invite les ménages et les entreprises à se préparer en conséquence, sans trop compter sur le soutien des autorités fiscales et monétaires.

« La possibilité qu’une hausse des taux d’intérêt, même modeste, entraîne une série de faillites d’entreprises et de pertes d’emplois hors du commun peut sérieusement limiter la capacité des banques centrales à respecter leurs objectifs d’inflation », écrit à titre d’exemple celui qui a dirigé la banque centrale du Canada de juin 2013 à juin 2020.

Dans ce monde de tous les dangers, les gens doivent s’attendre à perdre leur emploi plus souvent, met-il en garde.

Malgré ses bons côtés, la technologie rendra obsolètes des emplois : chauffeur, opérateur de machinerie agricole, conseiller financier, agent de centre d’appels et commis en magasin. L’auteur n’écarte d’ailleurs pas une remontée du taux de syndicalisation en conséquence.

L’habitation sous pression

M. Poloz s’attend aussi à des variations brutales dans les taux d’intérêt. La rapidité de l’actuelle remontée des taux entreprise par la Banque du Canada semble donner raison à son ancien gouverneur.

Ce mélange explosif d’une hausse du chômage — une anticipation audacieuse étant donné la décroissance de la population active — et de fortes variations des taux d’intérêt mettra l’habitation sous pression.

« Les attentes d’une hausse régulière des prix de l’immobilier seront bousculées, avance l’auteur. Les périodes de baisse des prix seront plus perceptibles et plus mémorables. Il y aura des conséquences sur l’attitude des gens à l’égard du logement », dit-il dans son chapitre consacré à l’avenir de l’habitation.

Il y prône davantage d’innovations dans le financement des maisons. Il appelle notamment à un système de co-investissement dans les maisons entre l’emprunteur et le prêteur, une façon de favoriser l’accession à la propriété pour les plus jeunes, selon lui.

Malgré ses options limitées en raison de son endettement, l’État, d’après Poloz, doit s’adapter à la donne en proposant une adhésion automatique aux programmes sociaux. Il voit d’un œil favorable la conversion de l’assurance-emploi en un programme de revenu minimum garanti dont les règles devront faire en sorte de minimiser son impact négatif sur le taux de participation au marché du travail.

Au passage, il applaudit les centres de la petite enfance québécois pour leurs bienfaits sur la participation des femmes au marché du travail.

Stephen Poloz intime

Chacun des 13 chapitres commence par deux ou trois pages au contenu plus personnel où l’on apprend à petites doses des tranches de la vie du grand mandarin. Élevé dans une modeste maison d’anciens combattants de la rue Quebec à Oshawa, où cohabitaient trois générations, M. Poloz n’est pas né avec une cuillère dorée dans la bouche. Ayant un père d’origines polonaise et ukrainienne, l’économiste de renom est un exemple du « miracle canadien ».

Ses efforts sur les bancs d’école ont été récompensés par des diplômes à Queen’s puis Western, lui ayant ouvert les portes d’institutions fédérales comme la Banque du Canada, Exportation et Développement Canada, puis de nouveau la Banque du Canada, cette fois comme signataire des billets de banque.

À ce sujet, il a rompu avec la tradition en signant sur les billets son prénom au complet au lieu de se contenter de ses initiales. La raison ? Stephen est également le nom de jeune fille de sa mère. En signant prénom et nom, le gouverneur honorait la mémoire de ses parents en toute discrétion.

L’auteur consacre un chapitre aux journées trépidantes qu’il a vécues en février et mars 2020 quand la propagation de la COVID-19 a entraîné la mise sur pause des économies des pays membres de l’OCDE et une réaction coordonnée des banques centrales.

L’ouvrage n’est pas encore offert en français.

The Next Age of Uncertainty – How the World Can Adapt to a Riskier Future

The Next Age of Uncertainty – How the World Can Adapt to a Riskier Future

Penguin Random House

Trois citations tirées du livre

Sur les changements climatiques

« Environ 80 % des besoins énergétiques mondiaux sont couverts par les combustibles fossiles aujourd’hui. Il n’est tout simplement pas possible d’arrêter soudainement de produire et d’utiliser les combustibles fossiles, comme le préconisent certains idéalistes, sans conséquences traumatisantes pour le niveau de vie. »

Sur l’assouplissement quantitatif de la Banque du Canada durant la pandémie

« Il s’agit essentiellement de créer de l’argent à partir de rien. La raison sous-jacente est que les emprunteurs ont besoin de plus de liquidités pour être sûrs de pouvoir faire face à leurs obligations quotidiennes sans risquer de tomber en défaut. Ce n’est pas du tout la même chose que de créer de l’argent à partir de rien et de l’injecter de force dans l’économie, de sorte qu’il y a trop d’argent pour trop peu de biens. Lorsque la demande pour des liquidités augmente en période de tension, le risque est qu’il y ait trop peu d’argent pour trop de biens. »

Sur l’avenir de l’habitation

« La croissance nette du prix des maisons se poursuivra même si le vieillissement de la population signifie qu’elle sera plus lente. L’immigration devrait augmenter. Les taux d’intérêt corrigés de l’inflation devraient rester très bas dans un avenir prévisible, ce qui constitue un socle solide pour l’habitation dans son ensemble. »

PHOTO HUGO-SEBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Stephen Poloz, ancien gouverneur de la Banque du Canada, en novembre 2017

Questions à un économiste de renom

À la mi-juillet, La Presse a joint le conseiller spécial au cabinet d’avocats Osler, Hoskin & Harcourt, à son chalet au bord du lac Louisa, au nord de Lachute. Parmi les thèmes abordés — en français — avec Stephen Poloz, il a été question du comportement des ménages, des modes de financement de l’habitation, du contrôle des prix et des salaires.

Que peuvent faire les ménages pour faire face à cet environnement plus risqué que vous décrivez dans votre livre ?

Pour les ménages, le changement est d’adopter un plan financier plus prudent, plus conservateur, avec des marges de manœuvre, parce que le chômage sera plus fréquent, probablement plus court, mais pas nécessairement. Le taux de roulement dans le marché du travail sera plus élevé.

L’impact du chômage sur la capacité du ménage à payer la dette hypothécaire est le facteur d’incertitude le plus important. Je pense que les ménages ne vont pas acheter la plus grande maison possible comme par le passé. Ils vont avoir un coussin de sécurité et un niveau d’épargne plus élevés pour s’assurer d’une plus grande flexibilité financière.

Peut-être verra-t-on aussi un taux de participation au marché du travail plus élevé qu’aujourd’hui, parce que c’est une autre forme de gestion du risque d’avoir deux revenus dans le même ménage, même si l’un des deux ne travaille qu’à temps partiel.

Selon votre chapitre sur l’avenir de l’habitation, vous semblez trouver du mérite à l’amortissement prolongé du prêt hypothécaire au-delà de 25 ans. Pourquoi ?

Nos attitudes à l’égard de la dette n’ont jamais évolué franchement. Par convention, il faut acquitter l’hypothèque en 25 ans. C’est le plan conventionnel. De nos jours, les prêteurs hypothécaires offrent des marges de crédit hypothécaire même aux retraités. C’est vu comme une flexibilité financière de bon aloi. Or, c’est parfaitement équivalent à un solde hypothécaire à la retraite d’un prêt amorti sur 50 ans.

Je ne recommande pas nécessairement de prendre une hypothèque de 50 ans. Ce dont on a besoin, c’est un système financier plus flexible pour gérer un niveau de risque qui sera plus élevé à l’avenir avec, par exemple, les modèles de co-investissement, qui restent rares pour le moment. Éventuellement, je pense que ça va arriver.

Comment fonctionnerait votre modèle de co-investissement ?

Quand vient le temps d’acheter une maison, c’est cher. De premiers acheteurs peuvent considérer l’achat d’une demi-maison (un jumelé), c’est moins cher. Avec le co-investissement, vous vous portez acquéreur d’une maison, mais vous en achetez seulement la moitié avec un investisseur [comme un prêteur hypothécaire], qui va être propriétaire de l’autre moitié. Ça aurait le mérite de permettre de réduire le coût de la vie de tout le monde.

Dans votre livre, pourquoi vous inquiétez-vous de l’éparpillement des mandats des autorités monétaires ?

Les mandats des banques centrales sont des mandats corrects, mais pour la situation inflationniste actuelle, il n’y a pas de bonnes politiques. C’est une question de minimiser les problèmes et trouver la trajectoire qui nous ramènera sur la cible de 2 % d’inflation. En général, une banque centrale a un seul outil, donc il doit y avoir un seul mandat. Quand on ajoute des objectifs, ça ouvre la porte aux débats et aux désaccords au sein même de l’institution, en plus de fournir une occasion de politiser la politique monétaire.

Que pensez-vous du gel des prix et des salaires comme mesure de lutte contre l’inflation ?

C’est une question difficile. Actuellement, on assiste à des changements de prix dans le pétrole et les matières premières qui vont toucher le taux d’inflation temporairement. Si vous croyez que la hausse du prix du pétrole est temporaire, ça peut avoir du sens d’inverser consciemment cette hausse, et une fois que le prix du pétrole se met à diminuer, on pourrait restaurer les taxes, par exemple.

Environ les deux tiers de l’inflation que l’on voit proviennent de sources externes comme la hausse du prix des matières premières. C’est une hausse temporaire d’un niveau de prix, ce n’est pas de l’inflation permanente. Ça ressemble à de l’inflation pour 12 à 18 mois, mais les hausses de prix vont se réduire d’elles-mêmes dans les six prochains mois par l’effet de base. La question pour les banques centrales est de gérer la partie permanente de l’inflation, la partie domestique.

La trajectoire à privilégier paraît être la stagflation, soit un ralentissement économique jumelé avec une inflation élevée, mais qui diminue régulièrement. Ce n’est pas possible d’éviter la stagflation, mais on souhaite qu’elle dure le moins longtemps possible. Mais on ne sait pas. C’est risqué.