Au-delà des taux d’intérêt, la lutte contre l’inflation comporte un autre front pour les banques centrales comme la Banque du Canada : rallier le public à son message. Plus facile à dire qu’à faire quand le pouvoir d’achat des consommateurs ne cesse de s’éroder.

Ces institutions peuvent bien promettre d’aplatir la poussée des prix grâce à des hausses de taux d’intérêt, si le grand public n’y croit pas, la spirale inflationniste s’accentuera, souligne Miville Tremblay, senior fellow à l’Institut C.D. Howe, qui a travaillé à la Banque du Canada pendant 16 ans.

« Quand une banque centrale a perdu toute crédibilité, le comportement des gens est de se protéger non seulement de l’inflation passée, mais aussi de celle à venir, illustre-t-il. Si tout le monde fait ça, l’inflation s’aggrave et ça part en peur. »

Des exemples : dans le cas d’une augmentation de salaire, une personne ne se contentera pas d’exiger l’inflation des 12 derniers mois, mais celle des 12 prochains. Selon M. Tremblay, une entreprise risque d’être tentée d’augmenter ses prix pour ne pas être prise de court.

Et quand la confiance s’évapore, les banques centrales sont contraintes d’aller plus loin pour arriver à leurs fins. M. Tremblay rappelle l’arrivée de Paul Volcker aux commandes de la Réserve fédérale des États-Unis, à la fin des années 1970. Entre 1979 et 1981, le taux directeur était passé de 11,2 % à 20 %.

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Miville Tremblay est senior fellow à l’Institut C.D. Howe.

« Il a fallu sortir un gros 2 x 4 et frapper très fort entre les deux yeux de l’économie et on l’a jetée par terre », explique l’expert, en rappelant que l’inflation s’était essoufflée, mais au prix d’une lourde récession.

Enjeu crucial

Pour les banques centrales, la communication devient « presque aussi importante » que la planification de la politique monétaire, souligne M. Tremblay. Trois experts consultés par La Presse estiment que les banques centrales sont toujours crédibles aux yeux du public, mais qu’elles doivent redoubler d’efforts pour faire passer leur message.

Un rapport rédigé pour la Banque du Canada et diffusé par l’institution il y a un an relevait par ailleurs plusieurs défis à surmonter. Ce n’est pas tout le monde qui s’intéresse aux questions économiques, et les connaissances varient grandement d’une personne à l’autre.

« De nombreux citoyens ne considèrent pas qu’une banque centrale soit directement pertinente dans leur vie quotidienne », peut-on lire dans le document d’environ 20 pages, qui souligne également qu’il est « difficile » d’estimer le temps nécessaire pour bien se faire comprendre auprès du grand public.

À l’instar de ses consœurs, la Banque du Canada a du pain sur la planche. Les banques centrales ont avoué avoir été surprises par la flambée inflationniste depuis le début de l’année, provoquée notamment par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les critiques n’ont pas tardé à se faire entendre, et les banques centrales ont été montrées du doigt.

« Le problème que l’on a un peu, c’est que ces institutions ont un léger problème de crédibilité », affirme Jean Boivin, sous-gouverneur de la Banque du Canada entre 2010 et 2012 et directeur général du BlackRock Investment Institute. « Les questions se posent. Sont-elles vraiment en contrôle de l’inflation ? »

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE BLACKROCK

Jean Boivin, directeur général du BlackRock Investment Institute

À son avis, cela a incité les banquiers centraux à marteler le message qu’ils étaient prêts à « faire ce qu’il fallait » pour mater l’inflation alors que des nuances s’imposent. Le redémarrage des économies a mis une importante pression sur l’offre, et le conflit armé en Ukraine est venu mêler les cartes en provoquant un choc sur les prix de l’énergie et des céréales, notamment.

Un contexte particulier

Selon M. Boivin, le défi consiste à expliquer que le contexte actuel n’est pas « typique » et que la hausse des taux d’intérêt ne « règlera pas tout ». L’écoute n’est pas toujours au rendez-vous, déplore-t-il.

« On est dans un monde où tout est très politisé et il est très difficile de régler le problème de communication dont on parle, analyse l’ex-sous-gouverneur de la Banque du Canada. C’est un environnement qui n’est pas réceptif aux nuances. C’est rendu un enjeu politique et tout est repris pour attiser des positions divergentes et extrêmes. »

Les évènements survenus depuis le début de l’année à l’échelle internationale n’ont rien fait pour aider les banques centrales, croit Sylvain Leduc, vice-président de la Réserve fédérale de San Francisco. Lorsque le contexte change, les perspectives et prévisions doivent être ajustées. Cela peut être perçu comme une « erreur » par le public, explique-t-il.

« C’est vraiment ça, le problème », dit M. Leduc, qui a été sous-gouverneur de la Banque du Canada entre 2016 et 2018. « Il faut que les gens comprennent que c’est comme la météo. C’est conditionnel. Il n’y a rien de garanti, d’une certaine manière. Lorsque nous sommes surpris, il faut ajuster les perspectives. »

Sur 30 ans, l’inflation au pays a « presque toujours » oscillé aux alentours de 2 %, rappelle M. Tremblay. Trois décennies de « performance, ça achète de la crédibilité » à la Banque du Canada, affirme l’expert, qui considère toujours l’institution comme crédible.

Du taux directeur à votre portefeuille

PHOTO PATRICK DOYLE, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le gouverneur de la Banque du Canada, Tiff Macklem, le 9 juin dernier

Comment une hausse du taux directeur de 0,50 % comme celle déclarée le 1er juin dernier par la Banque du Canada est-elle censée freiner l’inflation ? Coup d’œil sur une cascade d’évènements qui, ultimement, vont influer sur votre décision d’acheter un nouveau fauteuil ou de laisser cet argent à la banque.

Taux hypothécaires et marges

Le taux directeur, c’est le taux d’intérêt auquel les institutions financières se prêtent de l’argent entre elles. Votre hypothèque est à taux variable ou vous avez contracté une marge de crédit ? Les changements sont presque immédiats si la Banque du Canada relève son taux directeur. Par exemple, pour une hypothèque de 300 000 $, une hausse d’un demi-point de pourcentage représente une hausse annuelle d’environ 900 $, selon l’outil de calcul de l’Autorité des marchés financiers (AMF). Si la banque centrale répète l’exercice à trois reprises, c’est environ 3000 $ de plus qu’un ménage devra débourser.

« Quand quelqu’un sait que ça lui coûte plus cher, il va peut-être faire plus attention, souligne Hendrix Vachon, économiste principal au Mouvement Desjardins. C’est la même chose avec une marge de crédit. On va avoir tendance à acheter moins de biens de consommation. »

Le marché immobilier

Les trois tours de vis de la banque centrale depuis le début de l’année – qui ont fait passer le taux directeur à 1,5 % – ont déjà eu l’effet d’un coup de frein sur le marché de l’immobilier. La surenchère semble moins présente, et les autres hausses de taux télégraphiées par la Banque du Canada ont refroidi les ardeurs de certains, particulièrement chez les premiers acheteurs.

Une hausse des coûts d’emprunt effrite l’abordabilité, qui continuera à se détériorer puisque le resserrement monétaire n’est pas terminé.

Chez les détaillants

Au fil du temps, les instruments de financement chez le concessionnaire automobile peuvent devenir moins intéressants parce que l’intérêt est plus onéreux. Il en va de même chez les détaillants qui offrent du financement pour des produits comme des meubles et des électroménagers.

Les constructeurs automobiles doivent se financer sur les marchés comme tout le monde.

Hendrix Vachon, économiste principal au Mouvement Desjardins

« Généralement, ils vont avoir tendance à transférer une partie des hausses de taux d’intérêt aux consommateurs. Le taux d’intérêt pour une voiture risque donc d’augmenter », ajoute M. Vachon.

Dépenses des entreprises

Se financer devient également plus dispendieux pour les entreprises. Auront-elles envie d’acheter de l’équipement ou d’agrandir une usine si elles doivent payer plus cher pour emprunter ? En ajoutant une demande qui risque de ralentir chez les consommateurs, certains projets pourraient se retrouver temporairement sur la glace dans le secteur privé.

« Les entreprises écopent aussi du coût du crédit, souligne Jean-François Perrault, premier vice-président et économiste en chef à la Banque Scotia. En combinant cela à la baisse des dépenses de consommation, cela réduit l’activité économique. »

Dans le compte en banque

Si l’on consomme moins et que l’on repousse certaines dépenses parce que l’on juge que les taux d’intérêt sont trop élevés, par la force des choses, l’épargne augmente. La Presse a rapporté, plus tôt ce mois-ci, un regain d’intérêt pour les certificats de placement garanti, longtemps boudés en raison de leurs taux d’intérêt médiocres. Les taux actuellement offerts ne couvrent toutefois pas l’inflation.

« La hausse de l’épargne, combinée à la baisse de la consommation, freine l’activité à court terme et génère des pressions déflationnistes, ce que désire la Banque du Canada », explique M. Vachon.

Répéter et attendre

Les étapes présentées constituent des objectifs de la Banque du Canada lorsqu’elle relève son taux directeur. L’effet n’est cependant pas instantané, et l’exercice doit parfois être répété à plusieurs reprises, rappellent MM. Vachon et Perrault.

Il faut entre 18 et 24 mois avant qu’une hausse de taux directeur ait son effet maximal sur l’inflation.

Jean-François Perrault, premier vice-président et économiste en chef à la Banque Scotia

« Ce n’est pas parce que l’on augmente les taux aujourd’hui que l’effet s’observe demain », dit M. Perrault.

Il faut aussi tenir compte d’une autre variable. Bon nombre de consommateurs ont pu mettre de l’argent de côté pendant la pandémie. Selon M. Vachon, ceux-ci pourraient « piger dans leur bon coussin financier » pour « absorber temporairement les hausses de taux ».

Cette situation est « particulière », selon l’économiste. Il reste à voir si cela viendra contrecarrer les efforts de la Banque du Canada.

En savoir plus
  • 1,50 %
    C’est le taux cible du financement à un jour de la Banque du Canada, relevé à trois reprises depuis le début de l’année.
    Source : Banque du Canada
    75
    Certains prévisionnistes croient que la banque centrale pourrait faire grimper de 75 points de base le taux directeur en juillet.
    Source : La Presse