Les traités qui protègent les investissements internationaux sont souvent utilisés pour contrer les nationalisations abusives. Ils pourraient aussi entraver la transition énergétique en obligeant les gouvernements à indemniser les entreprises d’hydrocarbures qui doivent cesser leurs activités. Le débat sur l’indemnisation des firmes du Québec fera jurisprudence dans ce domaine.

340 milliards

Le verdict de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) est clair : si l’humanité veut qu’il n’y ait plus d’émissions de gaz à effet de serre en 2050, il faut stopper tout investissement dans le secteur des carburants fossiles dès maintenant. Donc, stopper les 1941 projets d’hydrocarbures en développement dans 62 pays. Le problème, c’est que 225 de ces projets sont protégés par 81 traités de protection des investissements. « Si on se fie aux indemnisations passées en vertu de ces traités, elles pourraient atteindre 340 milliards pour ces 225 projets », explique Kyla Tienhaara, juriste environnementale de l’Université Queen’s, en Ontario, qui a publié cette analyse en mai dans la revue Science. Lors d’une conférence de l’OCDE sur le sujet, des experts ont expliqué que les décisions des arbitres en vertu de ces traités de protection des investissements ne considèrent pas le bien public, seulement la protection du droit de propriété.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ QUEEN'S

Kyla Tienhaara

La jurisprudence québécoise

Le débat en cours sur l’indemnisation des firmes de gaz et de pétrole du Québec, après la décision du gouvernement Legault d’interdire toute production, fera « jurisprudence », estime Mario Lévesque, président d’Utica Resources, qui développait notamment le puits de pétrole Galt en Gaspésie. Le gouvernement propose de financer les frais de fermeture des puits et de rembourser les frais d’exploration engagés depuis 2015, à un coût estimé de 100 millions. L’industrie réclame cinq fois plus. « Si on n’a pas une indemnisation adéquate, ça fragilise énormément le droit de propriété au Canada », dit M. Lévesque. Les groupes environnementaux, Québec solidaire et le Parti québécois ont réclamé qu’aucune indemnité ne soit versée, pour éviter de créer un précédent, et le Parti libéral du Québec, que les paiements soient le plus bas possible.

PHOTO fournie par utica

Mario Lévesque

Expropriations

Howard Mann, expert canadien en arbitrages en vertu des traités de protection des investissements, estime que les réglementations environnementales raisonnables ne devraient pas générer d’indemnités. « Est-ce qu’on a indemnisé les raffineries quand on a interdit l’essence au plomb, ou les fabricants de réfrigérateurs quand on a fait les lois de protection de la couche d’ozone ? », demande MMann, qui a notamment représenté la position de l’Institut international de développement durable (IISD) dans des arbitrages. « Non. Les entreprises d’hydrocarbures savent depuis 30 ans qu’on va éventuellement lutter contre les changements climatiques. Ça fait partie du risque d’affaires. » Mais les gouvernements doivent être conséquents dans leurs réglementations climatiques. « Ils ne peuvent pas autoriser des projets quelque part et les interdire ailleurs. » Les pays qui abaissent la taxe sur l’essence pour contrer l’inflation galopante pourraient-ils être taxés d’incohérence ? « Non, je ne crois pas, parce que c’est une crise sans précédent. Mais il peut être une bonne idée d’envoyer un chèque sans abaisser les taxes sur l’essence, comme ça s’est fait au Québec. » Si une loi climatique est jugée déraisonnable ou incohérente, les traités de protection des investissements s’appliqueront.

Anticosti

Le cas d’Anticosti, où le développement pétrolier a été interdit en 2017, est intéressant. Sur des indemnités de 61,9 millions à quatre entreprises, environ le tiers correspondait aux dépenses d’exploration, et les deux tiers aux revenus futurs, selon un participant à ces négociations qui ne peut être nommé parce qu’il a signé une entente de confidentialité. « La valeur réelle de ces revenus futurs était de 7 à 8 milliards pour Anticosti », estime M. Lévesque, d’Utica, qui ne faisait pas partie des firmes indemnisées dans ce dossier.

Le lac Saint-Pierre

Une décision environnementale québécoise fait l’objet d’un arbitrage en vertu d’un traité de protection des investissements. Il s’agit de la firme américaine Lone Point, qui avait un contrat d’exploration de gaz et de pétrole sous le lac Saint-Pierre. Lone Point a dû interrompre ses plans quand le gouvernement, en 2013, a interdit toute exploration en amont d’Anticosti. L’arbitrage se fait en vertu d’une clause de l’ALENA. Le traité qui a pris la place de l’ALENA n’a plus cette clause de protection des investissements, mais les arbitrages réclamés auparavant sont protégés. Selon M. Lévesque, l’arbitrage a été retardé par la mort d’un juge. La somme réclamée par Lone Point est de 120 millions.

Une version précédente de ce texte comportait la mauvaise photo de Mario Lévesque.