Ils vous servent une brioche au café du coin et vous indiquent la rangée du papier hygiénique à l’épicerie. Pénurie de main-d’œuvre oblige, les employés de 14 ans sont plus présents que jamais sur le marché du travail. La Presse a voulu démystifier le phénomène et a rencontré de jeunes travailleurs de 14 ans pour connaître leurs motivations.

De plus en plus nombreux à travailler

Quand Pénélope Lavoie marche en direction du café Brioches & Babioles le samedi matin, elle sait exactement pourquoi elle s’en va travailler. L’endroit est bien sûr très animé et prisé dans la région. Mais l’adolescente de 14 ans a surtout un projet en tête.

« Je veux devenir kinésiologue et aller étudier à l’université de Rimouski, raconte-t-elle. Dans cinq ans, je sais que je vais devoir payer un appartement, parce que j’habite trop loin. »

Les jeunes de 14 ans ont chacun leurs raisons d’aller frapper à la porte des employeurs (voir autre texte), qui se doivent de leur côté d’offrir des postes sécuritaires en fonction de leur âge. Pour le sociologue Charles Fleury, professeur à l’Université Laval, les valeurs de la culture québécoise, voire nord-américaine, influencent cette entrée hâtive sur le marché du travail.

On est dans une culture qui valorise l’autonomie individuelle et l’autonomie par le travail. Qu’on soit un enfant de riche ou de pauvre, on va être amené à aller travailler, parce qu’on partage ces valeurs, qu’on souhaite participer à la société de consommation et montrer que ce ne sont pas nos parents qui subviennent à nos besoins.

Charles Fleury, sociologue et professeur à l’Université Laval

« En Europe, à l’inverse, il y a beaucoup moins de jeunes qui travaillent durant leurs études, et ils ne s’en vanteront pas, poursuit le sociologue, parce que ce n’est pas bien vu. »

Motivés et polis

Le manque flagrant de main-d’œuvre est la raison principale qui pousse commerçants et restaurateurs à embaucher des adolescents de 14 ans et même de 13 ans. Or, il s’avère que ce sont aussi des employés polis et motivés, affirment les employeurs interrogés par La Presse.

« On vient d’embaucher un jeune de 13 ans en raison de sa motivation », relate Karine Guay-Désy, copropriétaire des restaurants Küto de Longueuil et de Boucherville. « Le jeune est venu nous rencontrer avec ses parents, et on a décidé de l’intégrer dans l’équipe parce qu’il était super motivé. Plus motivé que certains jeunes de 18-19 ans. »

Au IGA de Saint-Jean-sur-Richelieu, la gérante de la boulangerie, Karine Turcotte, fait le même constat.

Comme c’est souvent leur premier emploi, j’observe qu’en général, les employés de 14 ans s’impliquent plus, font plus d’efforts, prennent des initiatives et se présentent toujours au travail quand ils sont à l’horaire.

Karine Turcotte, gérante de la boulangerie au IGA de Saint-Jean-sur-Richelieu

Les démissions sans prévenir s’avèrent problématiques dans de nombreux commerces. Pour contrer ce comportement répandu, la gérante explique que l’épicier a dû instaurer une règle : lorsqu’un employé démissionne, il doit revenir en personne chercher son dernier chèque de paye et remettre son uniforme au gérant qui l’avait embauché.

Le taux de chômage

Même très motivés, les jeunes de la génération X, qui avaient 14 ans en 1982, n’auraient jamais pu espérer décrocher un emploi alors que le taux de chômage au Québec atteignait 15 %. Les Y âgés de 14 ans en 1996 non plus. À cette époque, le taux de chômage s’élevait à 12 % comparé au seuil historique de 3,9 % enregistré au Québec en avril 2022.

« Dans les restaurants et les épiceries, il fallait déposer quelques CV avant de décrocher un emploi, et encore. Dans les cinémas, on n’y pensait même pas, il fallait connaître quelqu’un pour être embauché, se souvient le sociologue. Le contexte de l’emploi était différent. Dans les années 1980-1990, il y avait un ralentissement économique, mais la masse de jeunes était plus nombreuse. »

La démographie se prononce

La part de la population âgée de 0 à 14 ans est passée de 24,6 % en 1976 à 15,8 % en 2019, indique le Portrait statistique de l’emploi des jeunes au Québec dans la décennie 2010-2019 réalisé par la Chaire-réseau de recherche sur la jeunesse du Québec. Tout comme la part des 15 à 24 ans qui a diminué de 20,6 % à 10,9 % durant la même période.

« Les jeunes ont toujours été sur le marché du travail officieusement, poursuit le spécialiste qui a collaboré à l’étude. Ils gardaient des enfants, cueillaient des petits fruits, passaient le journal. Aujourd’hui, ils se déplacent vers les marchés officiels du travail. On n’observait pas ça avant. »

Un nombre difficile à saisir

Les données de Statistique Canada ne permettent pas de connaître le nombre exact d’employés âgés de 14 ans, car l’organisme a cessé de les inclure dans ses statistiques sur l’emploi depuis 1976.

L’Enquête québécoise sur la santé des jeunes du secondaire 2016-2017 réalisée par l’Institut de la statistique du Québec indiquait que 45 % des jeunes de première secondaire (12-13 ans) et 49,8 % des jeunes de deuxième secondaire (13-14 ans) travaillaient pendant l’année scolaire. Toutefois, seulement 17 % et 22 % avaient un vrai poste chez un employeur. La majorité s’adonnait à de petits travaux du type entretien de terrain ou gardait des enfants.

À la demande de La Presse, Revenu Québec a répertorié le nombre de jeunes âgés de moins de 18 ans qui ont produit une déclaration de revenus au cours des 10 dernières années. L’agence n’a pas été en mesure d’extraire les données spécifiquement pour les jeunes de 14 ans. Cependant, la tendance observée dans le tableau ci-dessous donne une idée de la situation. En 2020, ils étaient 22 000 mineurs de plus qu’en 2010 à produire une déclaration de revenus.

Tolérance à fond

Si les commerçants et restaurateurs engagent plus de jeunes adolescents, ils doivent aussi les convaincre de rester. « Je suis de l’époque où les patrons étaient sévères. Là, il faut tolérer plus, affirme Jonathan Althot, directeur chez Valmont à Boucherville. Il faut quand même que le travail soit fait, mais on les laisse maintenant parler ensemble. Il faut qu’ils s’amusent en même temps. »

Au restaurant familial chez Grégoire et Fils à Mercier, un des copropriétaires se souvient de cette gestion d’employés d’une autre époque, plus autoritaire et stricte.

« Quand j’ai commencé, j’avais tendance à aller dans cette direction », explique Emmanuel Grégoire, qui travaille au sein de l’entreprise depuis 25 ans. « Je me suis rendu compte assez vite que quand les employés n’ont pas de plaisir à venir travailler, le rendement n’est pas là. Depuis, ma philosophie, c’est que tous les employés aient de l’agrément au travail. »

Un employeur ne peut pas demander à une personne de moins de 18 ans de faire un travail qui :

1. dépasse ses capacités ;

2. risque de compromettre son éducation ;

3. risque de nuire à sa santé, à son développement physique ou moral ;

Un jeune âgé de 16 ans ou moins qui ne possède pas de diplôme de cinquième secondaire ne peut pas travailler pendant les heures de classe.

Un jeune de moins de 14 ans doit avoir l’autorisation écrite d’un de ses parents pour travailler. L’employeur doit conserver cette autorisation pendant trois ans.

En 2020, 149 mineurs de moins de 16 ans ont été victimes d’accidents du travail, dont moins de 5 enfants âgés de 11 ans seulement.

Source : CNESST

Quatre ados au boulot

La Presse a interrogé quatre jeunes de 14 ans pour connaître ce qui les motive à travailler, ce qu’ils aiment, ce qu’ils aiment moins. Courts témoignages.

James Phénix

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE

James Phénix

  • 14 ans
  • Préposé aux fruits et légumes
  • IGA à Saint-Jean-sur-Richelieu
  • En poste depuis mars 2022
  • 10 heures par semaine à 14,25 $

Le choix du lieu de travail

« J’ai toujours aimé placer les choses. J’aime ça quand tout est droit, tout est parfait. Tout est d’ailleurs bien placé dans ma chambre. Je suis perfectionniste. Préposé aux fruits et légumes était le seul poste disponible à l’épicerie où je voulais travailler. J’ai des amis qui travaillent là et une dizaine de personnes de mon école. Dès le premier jour, j’ai bien aimé m’occuper de ce département. »

Les motivations

« Je voulais travailler, parce que, parfois, je ne savais plus comment m’occuper. Je joue aux jeux vidéo, mais quand je n’ai plus envie, je m’ennuie. Mes amis travaillaient déjà et à l’époque, je n’avais pas de blonde. Ça m’a aidé à prendre cette décision, et l’argent aussi. »

Où vont mes revenus

« Je garde une partie de l’argent pour économiser pour plus tard… Mais je ne sais pas encore pour quoi exactement. Mais j’économise et je mets de l’argent de côté. Le reste, je le dépense dans des vêtements, des souliers et au restaurant le midi avec mes amis. Mes parents payent mes vêtements quand j’en ai besoin. Des fois, je veux des vêtements quand je n’en ai pas besoin ! »

Juliane Favreau

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Juliane Favreau

  • 14 ans
  • Boulangère et caissière
  • Valmont à Boucherville
  • En poste depuis août 2021
  • 10 heures par semaine à 14,25 $

Le choix du lieu de travail

« Mes amis travaillaient ici, chez Valmont, alors ça m’a encouragée à venir y travailler aussi. J’aime préparer le pain, les muffins et les biscuits à la boulangerie et faire la caisse. Ce sont des tâches différentes, ce n’est pas routinier, et j’apprends des choses différentes. »

Les motivations

« L’été dernier, j’avais beaucoup de temps libre, alors je me suis dit pourquoi ne pas travailler et me faire un peu d’argent en même temps. Je rencontre de nouvelles personnes et je me fais des amis collègues de travail. »

Où vont mes revenus

« Ma paye est déposée dans mon compte de banque. Des fois, quand je vais magasiner, je prends de l’argent dans le compte. J’économise une partie de ma paye, mais je ne sais pas encore pour quoi. J’ai entendu parler du fait qu’on pouvait placer notre argent quelque part pour que ça rapporte des intérêts, mais je ne sais pas encore comment ça fonctionne. Je n’ai donc pas fait de placements pour l’instant. »

Émile Picotte

PHOTO PASCAL RATTHÉ, COLLABORATION SPÉCIALE

Émile Picotte

  • 14 ans
  • Préposé aux frites, sandwichs et hot-dogs
  • Restaurant Grégoire à Mercier
  • En poste depuis avril 2022
  • 10 heures par semaine à 14,25 $

Le choix du lieu de travail

« Je trouve l’endroit malade, j’adore travailler là, et l’ambiance est vraiment le fun. J’ai un ami qui travaille juste en arrière de moi, il fait les boulettes de viande. Il y a trois personnes qui vont à la même école que moi. »

Les motivations

« Je voulais travailler pour économiser de l’argent pour m’acheter une petite voiture vers 16-17 ans, me préparer pour mon appartement vers 19-20 ans, mais aussi pour découvrir le monde du travail et quelque chose d’autre que l’école. »

Où vont mes revenus

« Environ 25 % de mon argent va servir à payer l’essence du scooter que je prends pour aller travailler et pour mes besoins personnels. Avec mes parents, on a décidé de prendre un autre compte bancaire où on met 75 % de l’argent pour économiser pour l’auto et l’appartement. J’ai pensé aussi utiliser cet argent pour faire un placement. Je trouve que ce serait une très bonne idée. »

Pénélope Lavoie

PHOTO JOCELYN LANDRY, COLLABORATION SPÉCIALE

Pénélope Lavoie

  • 14 ans
  • Serveuse, caissière, cuisinière
  • Brioches & Babioles à Saint-Arsène
  • En poste depuis mars 2022
  • 7,5 heures par semaine à 14,25 $

Le choix du lieu de travail

« Ça faisait longtemps que je voulais aller travailler chez Brioches & Babioles. Quand je rentrais dans le café, je trouvais que c’était une place attirante, que l’ambiance était bien et que ça avait l’air le fun de travailler là. »

Les motivations

« Je voulais travailler dans ce café parce que, dans la vie, je suis gênée et je me suis dit que ça allait peut-être m’aider à me dégêner. J’aime servir les clients, rencontrer des gens. J’amasse de l’argent pour aller étudier à Rimouski en kinésiologie. »

Où vont mes revenus

« Je garde 75 % de l’argent dans un compte pour mes études à l’université et mon futur appartement. L’autre 25 % est déposé dans un autre compte lié à ma carte de guichet. Comme j’adore la mode, je peux utiliser cet argent pour m’acheter les vêtements dont j’ai envie. »

À lire demain : « Que faire avec l’argent qu’on gagne à 14 ans ?