C’est l’option que les commerçants et importateurs veulent éviter. Mais aux prises avec une congestion portuaire persistante, ils sont de plus en plus contraints à se tourner vers le fret aérien afin de recevoir leurs commandes à temps – même si cela fait exploser les coûts de transport.

En quelque trois décennies dans l’industrie, Jean Chu estime ne jamais avoir dû faire face à une situation aussi « chaotique ».

Directeur des importations et de la logistique du transport chez Lanctôt, distributeur et fabricant des grandes marques sportives, il s’est récemment résigné à faire venir, par la voie des airs, 2000 kg de marchandises de Shanghai, en Chine.

« Une cargaison de la sorte va probablement me coûter entre 25 000 $ et 30 000 $, raconte-t-il. C’est probablement la moitié du prix pour l’option maritime, même avec le prix actuel des conteneurs. Ce sont des échantillons de vêtements pour nos vendeurs. Nous avons des contraintes de temps. On n’a pas le choix. »

Cette entreprise familiale fondée en 1953, qui fournit autant des boutiques indépendantes que des grandes chaînes, compte sept divisions : ski, vélo, golf, vêtements, équipement pour sports d’équipe, optique et mode.

Il s’agit surtout de vêtements et d’articles saisonniers qui sont davantage transportés par fret aérien, explique M. Chu, qui fait venir, bon an, mal an, environ 100 conteneurs de 40 pi de l’Asie.

De manière ponctuelle, les commerçants se tournent vers le fret aérien, mais cela est en train de changer. Linda Di Genova, directrice de la division vêtements de Lanctôt, anticipe, pour le printemps, une augmentation d’environ 50 % des commandes de fret aérien, principalement pour la division golf. Pourquoi l’entreprise accepte-t-elle de payer des tarifs aussi exorbitants ? Pour montrer à ses clients qu’ils peuvent lui faire confiance, affirme Mme Di Genova.

« On parle de polos, de shorts et d’autres articles, explique-t-elle. Nos marges sont plus minces, mais au moins, on ne se retrouve pas avec des annulations de commandes. »

On doit s’assurer que nos produits sont dans les magasins quand les clients s’y rendent. C’est pour conserver notre place et de bonnes relations avec nos clients.

Linda Di Genova, directrice de la division vêtements de Lanctôt

Ce phénomène n’épargne pas de grandes entreprises. Des géants comme Nike et Levi Strauss & Co. ont publiquement dit avoir commandé davantage d’articles par fret aérien, ce qui fait grimper leurs coûts.

Au neutre partout

Un peu partout dans le monde, les ports sont toujours congestionnés pour des raisons sanitaires ou faute de main-d’œuvre, ce qui entraîne des retards de livraison et fait exploser le prix des conteneurs pour les entreprises qui veulent faire venir des marchandises d’Asie.

En raison des retards accumulés lors de chaque arrêt, les trajets des porte-conteneurs sont plus longs, ce qui fait exploser le prix des conteneurs, lequel pouvait varier entre 3500 et 5000 $ US avant la pandémie. Selon l’index World Container, le baromètre international, le prix d’un conteneur de 40 pi était estimé à plus de 10 000 $ US. Plus de 80 % des biens dans le monde sont transportés par bateau.

La tendance a toutefois été similaire du côté des tarifs de fret aérien. Le prix pour acheminer un article de Hong Kong vers l’Amérique du Nord est d’environ 10,45 $ US le kilo, selon la firme Freightos, ce qui constitue une hausse supérieure à 200 % en environ deux ans.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Lili Fortin, présidente de Tristan

Il y a des fenêtres qu’on ne peut pas manquer, au prix de payer l’avion. L’impact financier, c’est quelques points de marge, et c’est énorme dans notre secteur.

Lili Fortin, présidente de la chaîne Tristan

Par rapport à 2019, la proportion d’articles commandés par avion pour la saison automne-hiver affiche une hausse de 15 à 20 %, a-t-elle ajouté. Tristan faisait occasionnellement appel au transport de marchandises par avion, mais « c’était le moins possible », selon sa présidente.

« Au moment où la marchandise est prête à partir, on confirme la méthode de transport, dit Mme Fortin. Est-ce qu’on peut prendre le risque d’attendre ? Oui ? Alors c’est par bateau. Sinon, on change. »

Ces dépenses supplémentaires seront-elles refilées aux consommateurs ? Pas directement pour l’instant, estime la présidente de Tristan, qui souligne que c’est le nombre d’articles en promotion qui risque d’être moins grand.

Reitmans, propriétaire d’enseignes comme Penningtons et RW & CO, avait signalé à ses actionnaires, le 23 septembre dernier, que ses coûts de transport avaient grimpé au deuxième trimestre.

La porte-parole du détaillant, Katherine Chartrand, n’a pas voulu dévoiler de données financières, mais dans un courriel, elle a expliqué que l’entreprise estime avoir « doublé » ses « dépenses normales de fret aérien » au cours des « six à huit derniers mois ».

« Étant donné le caractère saisonnier des vêtements et accessoires de mode, il est important pour nous de recevoir les produits à temps », a écrit Mme Chartrand, en ajoutant que les produits « pour la période des Fêtes » étaient « prioritaires ».

Reitmans estime que dans certains cas, la facture pour importer des marchandises par avion est « jusqu’à 10 fois » plus élevée que celle de l’option maritime.

PHOTO FRANÇOIS ROY, PHOTOMONTAGE LA PRESSE

Depuis le début de la pandémie, une importante proportion du transport de marchandises a dû être fait par fret aérien afin d’éviter des délais causés par l’effondrement du nombre de liaisons internationales.

Un rare créneau réjouissant pour l’industrie aérienne

Équipement de protection individuelle médical, vaccins contre la COVID-19, commerce en ligne, goulots d’étranglement de la chaîne d’approvisionnement : depuis le début de la pandémie, le transport de marchandises a été l’une des rares bouées de sauvetage pour l’industrie aérienne.

Il y a des géants comme FedEx et DHL, mais une importante proportion du transport de marchandises se fait dans les soutes des avions de passagers.

L’effondrement du nombre de liaisons internationales, qui n’a toujours pas renoué avec son niveau d’avant la pandémie, continue toutefois à mettre de la pression sur la capacité disponible, ce qui contribue à pousser les prix vers le haut.

« Si vous vous tournez vers des entreprises comme FedEx, DHL et UPS, vous allez probablement payer plus cher, soit 15 $ US ou 16 $ US le kilo, raconte Jean Chu, directeur des importations et de la logistique du transport chez Lanctôt. L’espace est également limité sur les vols commerciaux. »

Ainsi, parallèlement aux longs délais du côté maritime, il y a également des écueils lorsque l’on veut opter pour la voie des airs afin d’importer de la marchandise, estime-t-il.

Commerce en ligne

L’intérêt pour le fret aérien a incité des compagnies aériennes comme Air Canada à miser sur ce créneau pendant que ses activités continuent de souffrir de la crise sanitaire. Le plus important transporteur aérien au pays a converti en avions-cargos plusieurs de ses appareils 767-300ER de Boeing retirés du service de passagers. D’ici la fin de l’année, il recevra également le premier de ses huit appareils qui seront exclusivement destinés au transport de marchandises.

De nombreux observateurs estiment que le commerce en ligne constitue l’un des principaux éléments qui stimulent la demande pour le fret aérien, mais les perturbations de la chaîne d’approvisionnement semblent également jouer un rôle.

On peut s’attendre à ce que la demande pour ce service [le fret aérien] se poursuive en raison de la poussée du commerce électronique ainsi que des goulots d’étranglement dans [la chaîne d’approvisionnement].

Michael Rousseau, président et chef de la direction d’Air Canada, mardi dernier, en commentant les résultats du troisième trimestre

Pour les neuf premiers mois de l’année terminés le 30 septembre, l’entreprise a vu les revenus de ses activités de fret aérien s’établir à 1 milliard, en hausse de 58 % par rapport à la même période en 2020, année où la crise sanitaire a toutefois temporairement paralysé le trafic aérien.

Congestion avantageuse ?

Dans un courriel, la porte-parole d’Air Canada Pascale Déry a souligné que sur certaines liaisons entre l’Europe et le Canada, le volume a bondi de 40 %.

Même l’Association du transport aérien international (IATA), qui a rarement eu des nouvelles encourageantes à communiquer depuis que le nouveau coronavirus s’est propagé dans le monde, change de ton lorsqu’il est question de fret aérien.

Selon les plus récentes données de cette organisation internationale qui représente 290 compagnies aériennes, ce segment devrait générer des revenus de 175 milliards US cette année. Le volume devrait dépasser de 8 % son niveau d’avant la pandémie.

En septembre, la demande a affiché une croissance de 9,1 %.

« La congestion de la chaîne d’approvisionnement constitue un avantage, puisque les [entreprises] se tournent vers le transport aérien pour sa vitesse, souligne le directeur général de l’IATA, Willie Walsh. Toutefois, les contraintes de capacité limitent la capacité du fret aérien à absorber cette demande. »

De son côté, le prix de la tonne transportée au kilomètre, un indicateur de la rentabilité de ce secteur, devrait croître de 15 %. En 2022, le chiffre d’affaires devrait reculer à 169 milliards US, essentiellement parce que les prix devraient fléchir étant donné que la croissance du nombre de vols commerciaux devrait accroître la capacité.

80 %

Plus de huit articles sur dix dans le monde sont transportés par bateau, principalement en raison des coûts du transport aérien qui peuvent être 10 fois plus élevés.

18 %

Augmentation du volume de fret international enregistrée par les transporteurs nord-américains en août, selon les plus récentes données de l’Association du transport aérien international.