Le débat déchire le mouvement environnemental depuis quelques années : les projets hydroélectriques peuvent-ils être financés par des obligations vertes ? De nouvelles normes européennes viennent d’être publiées, qu’Hydro-Québec a bon espoir de respecter.

Gaz à effet de serre et populations autochtones

La réflexion européenne sur les obligations vertes a été lancée il y a plus d’un an. « Les normes qui ont été publiées en juin clarifient les critères pour l’hydroélectricité », explique Sean Kidney, PDG de Climate Bonds Initiative, ONG de Londres. « Certains réservoirs émettent du méthane, un gaz à effet de serre, à cause de la putréfaction des arbres des territoires inondés, mais c’est surtout sous les tropiques. De toute façon, pour les centrales au fil de l’eau, il n’y a pas de problème. Il y a aussi une exigence d’évaluation des déplacements de populations, surtout autochtones, et de l’impact sur les écosystèmes inondés et le cours d’eau où se trouve le barrage. » Quel est l’avantage de délivrer des obligations vertes ? « Japan Railways vient d’obtenir un point de pourcentage de moins que le marché pour une délivrance d’obligations vertes, dit M. Kidney. Dans un monde de taux d’intérêt négatif, c’est énorme. Dans le marché chilien, on a vu des obligations vertes avec huit points de pourcentage en moins. » Et pour les investisseurs ? « De nombreux fonds européens ont des engagements à cet effet. Et les obligations vertes sont moins sensibles aux corrections du marché. Il y a beaucoup d’intérêt, je passe mes semaines à voyager aux quatre coins du monde pour en discuter avec des investisseurs. »

Hydro-Québec, hésitante

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Hydro-Québec ne trouve pas trop rigides les normes européennes concernant les obligations vertes.

Hydro-Québec suit le débat, mais n’a pas encore sauté dans le train. « C’est un marché qu’on suit et qui nous intéresse, explique Stéphane Pépin, directeur et trésorier adjoint de la direction au financement international, à l’encaisse et aux services financiers. On est en contact avec la plupart des acteurs, les institutions financières ou ceux qui se proclament experts. C’est un marché en début de développement. On pense que ça va se développer quand il y aura une pression pour inclure plus d’obligations vertes dans les caisses de retraite, par exemple. Au départ, c’était surtout des banques de développement, et ça leur prenait un projet particulier. Nos bons à l’étranger et au Canada n’ont pas de contrainte sur le plan des actifs qu’on finance, alors il n’y a pas beaucoup d’avantages financiers pour Hydro-Québec. » N’y a-t-il pas eu des obligations vertes avec un point de pourcentage de moins que les autres ? « C’est une bonne question. Pas sur le marché primaire, mais ça pourrait s’appliquer au marché secondaire. Mais les investisseurs en obligations vertes sont particuliers, ils les gardent jusqu’à maturité, alors il y a peu de marchés secondaires. » M. Pépin a évidemment suivi les normes européennes publiées en juin. « On voit qu’ils se structurent un peu plus, pour donner du confort au marché. Il y aura aussi en 2020 une norme ISO pour les obligations vertes. » Les normes européennes sont-elles trop rigides pour Hydro-Québec ? « Je ne pense pas. Sur le plan des déplacements de population, c’est plus dans les pays tropicaux. Et nous avons un processus de consultation très rigoureux avec le BAPE [Bureau d’audiences publiques sur l’environnement]. » Au Québec, selon M. Pépin, des obligations vertes ont été délivrées pour financer le Réseau express métropolitain (REM) et les autobus hybrides et les voitures de métro Azur de la Société de transport de Montréal.

Coût et paysage

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Au cœur de la réflexion sur les obligations vertes et l’hydroélectricité : l’impact sur les écosystèmes inondés et le cours d’eau où se trouvent les barrages.

Maints groupes environnementalistes canadiens s’opposent à l’inclusion de l’hydroélectricité dans la catégorie des obligations vertes. « Pour le Québec, l’hydroélectricité n’est pas une solution verte », dit Alain Saladzius, président de la Fondation Rivières, à Montréal. « Le coût de nouvelles installations est trop élevé pour le marché et il y a des conséquences négatives importantes sur les espèces animales et sur le paysage, sans parler des territoires autochtones. Il vaut mieux miser sur l’efficacité énergétique, financer l’isolation résidentielle et sévir contre les pratiques commerciales comme de laisser ouverte la porte de magasins climatisés ou d’éclairer les panneaux publicitaires le jour. » M. Saladzius souligne que bien des ONG canadiennes s’opposent à l’assouplissement des règles de l’ONG américaine Low Impact Hydropower Institute (LIHI), qui ne certifie comme « vert » pour le moment aucun nouveau projet hydroélectrique. D’autres organismes de certification d’obligations vertes, comme Green-e, aimeraient que le sceau LIHI puisse être accordé à de nouveaux projets.

Urgence

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« Si le niveau de CO2 dépasse 800 ppm [il était de 280 en 1750 et dépasse 410 aujourd’hui], il deviendra difficile pour nous de respirer, comme dans une petite salle de réunion mal ventilée », explique Sean Kidney, de Climate Bonds Initiative.

Sean Kidney, de Climate Bonds Initiative, balaie ces objections d’un revers de main. « Nous allons directement vers l’extinction dans 100 ans. Si le niveau de CO2 dépasse 800 ppm [il était de 280 en 1750 et dépasse 410 aujourd’hui], il deviendra difficile pour nous de respirer, comme dans une petite salle de réunion mal ventilée. Sans compter que les deux tiers des espèces animales et végétales vont disparaître. Prenez les obligations vertes entourant le barrage de Jirau, au Brésil. Elles n’ont pas été émises finalement à cause des critiques au sujet des émissions de méthane, de la corruption et du déplacement de populations autochtones. Pour le méthane, la question était malhonnête puisqu’il s’agissait d’une centrale au fil de l’eau, et les déplacements de population étaient très modérés. Et il n’y a eu aucun procès formel de corruption dans ce cas. Honnêtement, s’il fallait donner un pot-de-vin au roi saoudien pour atteindre le développement durable, où est-ce que je signe ? Certains proposent la décroissance, mais ça n’arrivera pas. La priorité doit être de tuer les carburants fossiles en proposant une solution de rechange. »

Le prix de l’électricité

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Le prix de l’électricité au Québec est artificiellement maintenu à un bas prix par Hydro-Québec et le gouvernement.

Le prix de l’électricité au Québec, artificiellement bas par rapport au marché, pourrait-il nuire aux éventuelles émissions d’obligations vertes d’Hydro-Québec ? « Techniquement, il n’y a rien qui lie ces deux questions, dit Sean Kidney. Mais il est certain que, pour maximiser le remplacement des carburants fossiles, il faut améliorer l’efficacité énergétique. Le Québec a beaucoup à faire sur ce point. Le signal de prix est important pour ce faire, mais c’est un problème politique dans lequel je ne veux pas m’aventurer. Une chose est certaine, avec une plus grande production et une plus grande efficacité énergétique, je vois l’hydroélectricité québécoise conquérir le monde. » Le tarif résidentiel le moins cher d’Hydro-Québec équivaut au tarif de nuit en Ontario, où le tarif le plus cher (matin et soir en hiver, milieu de la journée en été) est deux fois plus élevé. Le seuil de la deuxième tranche de consommation pour les clients résidentiels d’Hydro-Québec est plus élevé que la consommation moyenne au Canada.

Quelques obligations vertes

Sukuk

La finance islamique a depuis 2017 ses obligations vertes. Le premier sukuk – un instrument financier respectant l’interdiction de l’usure – a été émis en 2017 en Malaisie par Tadau Energy pour la construction d’une centrale solaire dans l’île de Bornéo. Sa valeur était équivalente à 80 millions CAN.

Fannie May

Le prêteur hypothécaire parapublic américain est le plus important émetteur d’obligations vertes, avec 20 milliards US en 2018, essentiellement pour des projets résidentiels d’efficacité énergétique.

Scandinavie

Ce sont les fonds de pension scandinaves qui ont généré les premières obligations vertes, en 2008. Émises par la Banque mondiale, elles ont servi à financer divers projets de lutte contre les changements climatiques. Leur montant était de 3,35 milliards de couronnes suédoises, l’équivalent aujourd’hui de 470 millions CAN.

RBC

La banque torontoise a émis en avril ses premières obligations vertes, qui financeront divers projets immobiliers et énergétiques. Elles s’élèvent à 500 millions d’euros. D’euros ? Eh oui, vu les multiples obligations des entités financières du Vieux Continent en matière d’investissement écoresponsable, la devise européenne a dépassé l’an dernier le dollar américain comme première dénomination d’obligations vertes au monde.