Locataires évincés, résidants à bout de nerfs, cambriolages, bruit, conflits dans les copropriétés : l’absence de réglementation dans les locations à court terme de type Airbnb a provoqué le retrait de milliers de logements du parc locatif et donné lieu à des débordements qui ont forcé le gouvernement du Québec à intervenir. La Presse est allée sur le terrain prendre le pouls de la situation.

« Ils viennent à Montréal pour faire la fête »

Au cœur du Plateau Mont-Royal, à un jet de pierre du square Saint-Louis, les boîtes à clés se multiplient et le bruit des valises à roulettes sur le trottoir font grincer les dents de certains résidants.

Des chercheurs de l’Université McGill estiment que 4500 logements ont été retirés du parc locatif à Montréal pour être loués à court terme, notamment sur la plateforme Airbnb. Dans certains secteurs, cela représente un logement sur cinq.

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De nombreux touristes circulent avec leurs valises à roulettes sur le Plateau-Mont-Royal et dans Ville-Marie.

« Quand ça fait deux ou trois nuits que tu ne dors pas à cause des partys, elle est pas mal courte, ta mèche », confie Magali Plante, résidante de la rue Henri-Julien depuis 1999.

« Beaucoup de bruit et de tapage, un va-et-vient incessant, des poubelles déposées à n’importe quelle heure et, surtout, n’importe quel jour de la semaine ([et] les odeurs qui viennent avec !), des places de stationnement qui se font de plus en plus rares pour les personnes qui veulent nous rendre visite et des parterres d’une malpropreté repoussante », voilà ce qu’a dénoncé Mme Plante dans un courriel envoyé à sa conseillère d’arrondissement en 2016.

Quartier prisé

Son appartement est situé dans un quartier prisé par les touristes. Même si Mme Plante se trouve dans une zone où il est interdit de faire de l’hébergement touristique, certains logements se retrouvent sur les plateformes de location à court terme. Les zones prévues par la Ville se situent autour des artères Saint-Laurent, Sainte-Catherine et Saint-Denis.

« Quand je reviens chez moi et que je vois que c’est encore du nouveau monde, le stress monte. Est-ce qu’ils vont faire un party ce soir ? Est-ce qu’il va falloir que je sorte pour leur demander de baisser le son ? raconte Monique Trudel, amie de Magalie Plante et résidante de l’avenue Henri-Julien depuis 1989. Ils viennent à Montréal pour faire la fête. Après le bar, la fête continue dans l’appartement. »

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Magali Plante et Monique Trudel habitent avenue Henri-Julien, près du square Saint-Louis, dans le Plateau Mont-Royal.

Le manège recommence quelques jours plus tard avec l’arrivée de nouveaux locataires.

Comme ils ont payé cher, ils sentent qu’ils ont le droit de tout faire.

Magali Plante, résidante de l’avenue Henri-Julien

Les habitants du quartier ne sont pas tous de cet avis. La Presse a parlé à plusieurs résidants qui disent n’avoir jamais été dérangés par le voisinage.

Les arrondissements du Plateau-Mont-Royal et de Ville-Marie sont les plus touchés à Montréal. Entre 2014 et 2018, le nombre d’appels au 311 dans Ville-Marie pour dénoncer des logements touristiques illégaux est passé de 5 à 73. Au cours des cinq derniers mois, les citoyens de cet arrondissement ont déjà fait 103 appels.

« Le désastre était annoncé. Maintenant, il est plus qu’annoncé, il est là. Il n’est pas minuit moins cinq, il est minuit et cinq. Il faut réparer les pots cassés », déplore l’organisateur communautaire de l’arrondissement de Ville-Marie Gaétan Roberge.

Les locations à court terme provoquent aussi une hausse des loyers, particulièrement dans les quartiers où elles sont concentrées, signale David Wachsmuth, auteur d’une l’étude de McGill, diffusée cette semaine.

> Consultez l’étude de l’Université McGill (en anglais)

Succession d’obstacles

Le processus de plaintes est fastidieux. Les citoyens ont l’impression d’entrer dans la maison des fous des Douze travaux d’Astérix. Ils doivent faire de nombreux appels, attendre de longues minutes, multiplier les plaintes, avant qu’un inspecteur se rende sur les lieux.

Depuis le début du programme d’inspection de Revenu Québec en juin 2018, l’agence a fait 4967 inspections et lancé 1629 avertissements. Elle a aussi remis 21 constats d’infraction pour des établissements exploités sans attestation. Les contrevenants n’ont jamais été mis à l’amende.

Néanmoins, ces avertissements ont permis d’augmenter le nombre d’inscriptions à la taxe sur l’hébergement de 41 % depuis le début du programme, rapporte la porte-parole Geneviève Laurier. En mars 2017, moins de 5 % des propriétaires étaient inscrits à cette taxe, selon l’étude de McGill.

Nouvelle réglementation

Le ministère du Tourisme a annoncé, le 5 juin, la création d’une nouvelle catégorie d’hébergement touristique pour ceux qui louent leur résidence principale. Les gens qui souhaitent offrir leur logement en location devront se munir d’un numéro d’enregistrement auprès de la Corporation de l’industrie du tourisme du Québec (CITQ). Ils devront prouver qu’il s’agit de leur résidence principale. Québec promet un processus simple, rapide et peu coûteux.

Le numéro qui leur sera transmis devra être affiché dans toutes les annonces, que ce soit sur Airbnb, Facebook, HomeAway, Kijiji ou sur papier.

Québec sera plus sévère à l’endroit des propriétaires de résidences secondaires, la vache à lait des entreprises qui louent massivement sur Airbnb. 

À Montréal, 30 % des revenus provenant de la location de type Airbnb sont allés à 1 % des propriétaires, souligne l’étude de McGill.

Dorénavant, ces logements devront s’enregistrer comme « résidences touristiques », un processus plus onéreux en temps et en argent.

La nouvelle réglementation prévoit des amendes allant jusqu’à 10 000 $ pour les individus et à 25 000 $ pour les entreprises en cas de récidive. Ces mesures sont « assez répressives, si elles sont appliquées », affirme le chercheur David Wachsmuth.

Consultation publique

La plateforme Airbnb a invité, par courriel, ses utilisateurs à profiter de la période de consultation publique de 45 jours pour contester la nouvelle réglementation. « Ces nouvelles règles alourdiront le processus de location et limiteront la capacité des Québécois de partager leur logement Airbnb », peut-on y lire.

Le ministère du Tourisme confirme avoir reçu plusieurs messages de citoyens concernant la nouvelle politique : parfois élogieux, parfois critiques. « On parle beaucoup d’Airbnb, mais il ne faut pas oublier qu’il y a d’autres acteurs dans ce dossier, précise Raphaël Melançon, porte-parole de la ministre Caroline Proulx. Toutes les personnes concernées de près ou de loin sont invitées à nous soumettre leurs commentaires. »

Une chose est certaine, les 25 inspecteurs de Revenu Québec auront du pain sur la planche.

Airbnb en chiffres

Au Canada 128 000 logements sur la plateforme par jour en moyenne, en hausse 25 % en 2018 Les revenus des hôtes d’Airbnb au Canada ont atteint 1,8 milliard en 2018, en hausse de 40 % Dans le monde Plus de 200 millions de logements inscrits, dans 81 000 villes de 191 pays Près de 2 millions de visiteurs accueillis chaque jour Forbes évalue l’entreprise à 38 milliards en 2018 La moitié des revenus d’Airbnb en 2018 ont abouti dans les poches de promoteurs commerciaux Sources : Airbnb, Forbes et la Chaire en gouvernance urbaine de l’Université McGill

Des locataires évincés

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La présence de claviers électroniques et de boîtes à clés est souvent un signe de location à court terme.

En 2014, une seule décision fait mention d’Airbnb à la Régie du logement. Quatre ans plus tard, le nombre de cas liés à Airbnb a explosé, passant de 1 à 54. « C’est devenu une grosse business », dit le conseiller de ville du district Mile End, Richard Ryan.

En décembre 2018, Lindsay Castillo reçoit la lettre d’un huissier lui indiquant qu’elle devra quitter son logement à la fin de son bail. La raison : le bâtiment a été racheté et sera converti pour de l’hébergement touristique Airbnb.

Le locateur peut évincer ses locataires, mais il doit prouver qu’il a bel et bien l’intention de changer la vocation du logement en le rénovant et en obtenant un permis auprès de la Corporation de l’industrie du tourisme du Québec (CITQ).

Mme Castillo et sa voisine du haut, Carol-Anne Bourgon-Sicard, décident de contester l’éviction à la Régie du logement.

Je paie 625 $ par mois pour un quatre et demie. Je sais que je ne retrouverai jamais un appartement comme ça.

Lindsay Castillo, qui habite l’endroit depuis trois ans

Le tribunal donne finalement raison aux deux femmes : la propriétaire, Mme Élizabeth Fortin, n’a pas réussi à prouver son intention de transformer le logement pour accueillir des touristes. « Elle n’a pas fourni de plan par rapport aux rénovations ni de permis. Ce n’était pas vraiment concret », dit Lindsay Castillo.

Même si le bâtiment se trouvait dans une zone qui permet l’hébergement touristique, la propriétaire a perdu sa cause. Jointe au téléphone, elle n’a pas voulu commenter.

Rares contestations

Pour un propriétaire, il peut être beaucoup plus rentable de louer sur Airbnb ou Homeaway. L’appât du gain pousse certains à évincer leurs locataires pour inscrire les logements sur ces plateformes.

Il est rare que les locataires contestent les avis d’éviction. Peu de causes du genre sont entendues à la Régie du logement.

Madeleine Bolduc a accepté l’éviction sans s’opposer. En janvier 2018, la Montréalaise s’est fait offrir trois mois de loyer et un dédommagement de 500 $ pour quitter son appartement de la rue Ontario. « C’était très alléchant et on s’est dit qu’on ne se battrait pas à la [Régie du logement] », dit-elle.

Les histoires du genre sont nombreuses. « Sur Saint-Urbain, un propriétaire essaie de mettre dehors les gens pour mettre les appartements sur les plateformes, raconte le conseiller du district du Mile End, Richard Ryan. Il a réussi à faire partir 10 locataires sur 12, même si l’activité est illégale dans ce secteur. »

« L’enfer pour les administrateurs » de condos

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Touristes en visite pendant le week-end du Grand Prix sur le Plateau Mont-Royal

Les locations à court terme sèment parfois la discorde au sein des syndicats de copropriété. Même si la réglementation municipale le permet, la plupart des copropriétés interdisent clairement ce genre de location à leurs membres.

« La chasse aux Airbnb a commencé dans les condos que je représente au centre-ville et sur l’île des Sœurs, explique l’avocat spécialisé en copropriété Yves Joli-Cœur. Les résidants voient des gens arriver avec des valises, aller à la piscine, stationner dans les cases de visiteurs. C’est l’enfer pour les administrateurs. »

Les conséquences peuvent parfois être fâcheuses pour les copropriétaires qui dérogent aux règles. Me Joli-Cœur se souvient d’un cas où des voleurs se sont introduits dans une copropriété en se faisant passer pour des invités Airbnb. L’un des copropriétaires louait son appartement sur Airbnb malgré l’interdiction inscrite dans sa déclaration de copropriété.

Des assureurs se retirent

Les gens qui louent un logement à court terme peuvent avoir de grosses surprises s’ils oublient d’en informer leur assureur. « Du jour au lendemain, l’assureur peut décider de ne plus vous assurer si vous avez eu trop de locations à court terme », dit Me Joli-Cœur.

Il est obligatoire de déclarer la location de son logement à sa compagnie d’assurances.

La pratique Airbnb ajoute une tierce personne dans l’équation. L’assureur ne peut pas faire une évaluation juste du risque qu’il représente s’il ne connaît pas le locataire.

Anne Morin, responsable des affaires publiques au Bureau d’assurance du Canada

Le retrait de l’assureur peut aussi amener la banque à annuler son prêt hypothécaire. « Ça m’est arrivé il y a cinq ans dans un dossier. L’immeuble n’était plus assuré et le créancier hypothécaire a rappelé son prêt », dit l’avocat.

Les locations à court terme font augmenter la prime d’assurance. L’assureur peut choisir de ne pas rembourser en cas de sinistre, si le copropriétaire omet de l’aviser.

Un Québécois sur deux n’avise pas son assureur lors d’une location d’appartement, selon un sondage mené en 2016 par la Chambre de l’assurance de dommages.

Que ce soit pour des copropriétaires ou des locataires, l’assureur peut toujours refuser d’assurer en cas de location à court terme. C’est pour cela qu’il est important de le déclarer, explique Anne Morin. Le Bureau d’assurance du Canada suggère à ses membres d’autoriser une période d’au plus 30 jours par année pour des particuliers, pour éviter que l’assurance ne soit affectée.

Interdiction

Le promoteur du projet immobilier de la plus grande tour résidentielle de Montréal, situé au 1, square Phillips, le Groupe Brivia, a déjà interdit toute location d’Airbnb dans sa publicité initiale. La tour de 61 étages comprendra 789 logements. Avec ce nombre important de résidants, le promoteur du projet qui aura pignon sur rue en plein cœur du centre-ville, évalue qu’il deviendrait trop compliqué de contrôler les activités entourant Airbnb.

« Surtout que l’édifice [abrite] une grande quantité de gens mélangés : locataires, résidants-propriétaires, etc. On ne veut pas que ça devienne une situation où les vrais résidants ne peuvent plus bénéficier d’un milieu de vie adéquat », explique le vice-président au développement et à la croissance, Vincent Kou.