Chaque semaine, nous vous proposons un extrait d'un «cas pédagogique» du Centre de cas de HEC Montréal: la description en contexte d'une situation réelle en lien avec des interrogations et une réflexion sur certains aspects de la gestion.

Le Jour de la Terre sera célébré dimanche prochain. Il s'agit d'une bonne occasion pour prendre un peu de recul par rapport aux enjeux complexes de la gestion environnementale et du développement durable. L'extrait de cas de cette semaine, qui porte sur l'île de Pâques, nous invite, individus et entreprises, à nous interroger sur la durabilité de notre propre civilisation...

En tant que terre habitable la plus isolée au monde, l'île de Pâques constitue pour de nombreux chercheurs un véritable «laboratoire» de durabilité des organisations humaines. Pendant plus de mille ans, les Rapanui ont bâti une brillante civilisation avec des ressources limitées. Ils ont cependant contribué à la déforestation complète et irrémédiable de leur île, se privant des ressources nécessaires à leur survie. Lorsqu'ils sont sortis de leur torpeur à la fin du XVIe siècle, il était trop tard. Ils se sont retournés les uns contre les autres dans des luttes sanglantes, et puis ont renversé une à une presque toutes leurs statues, les moaï, ces fameux colosses de pierre pouvant atteindre jusqu'à 87 tonnes.

Une île paradisiaque

Les chercheurs pensent que les premiers Rapanui, une trentaine d'individus, ont navigué depuis la Polynésie à bord d'immenses pirogues et sont arrivés sur l'île au terme d'un voyage héroïque aux alentours du Ve siècle. Ils trouvent une grande île luxuriante et boisée de palmiers géants. Ces arbres fournissent un excellent bois pour construire des embarcations afin d'aller pêcher dans les eaux poissonneuses qui entourent l'île. En outre, les conditions sont excellentes pour l'agriculture.

Les ancêtres à l'origine de cette société florissante sont vénérés et constituent le ciment de la société rapanui. C'est entre le XIIe et le XVe siècle que la majorité des moaï sont érigées. La fabrication des statues constitue un acte de piété envers un passé commun et c'est aussi un moyen de faire valoir sa puissance puisque, à travers les statues, les chefs de clans cherchent à gagner en prestige. Toute la société rapanui est orientée vers la production de ces moaï.

Une telle entreprise repose notamment sur une division du travail et une hiérarchie sociale à l'intérieur des clans: les agriculteurs, qui doivent nourrir le reste de la société et sont mobilisés pour le transport des moaï; les matatoas, guerriers qui assurent la sécurité du clan; les arikis, nobles qui encadrent l'activité agricole et la production des moaï; et le roi de l'île, qui commande directement aux ouvriers chargés de la sculpture des moaï. Comme les ressources nécessaires à la production des statues sont éparpillées dans l'île, l'harmonie entre les clans est importante.

Le déclin des ressources

La déforestation de l'île de Pâques commence déjà au Xe siècle, si bien qu'à la moitié du XVe, les grands palmiers ont probablement complètement disparu de l'île. Cette déforestation est largement liée à l'activité humaine. À mesure que la population rapanui augmente pour atteindre un pic au début du XIVe avec environ 10 000 individus, la pression qu'elle exerce sur les ressources naturelles de l'île dépasse les capacités de renouvellement de ses écosystèmes. Et la production des moaï requiert directement des quantités importantes de bois pour la taille et le transport des statues.

Les conséquences de cette déforestation sont dramatiques. L'agriculture pâtit de l'absence de la protection des grands arbres. La pêche en haute mer devient impossible, car le bois de construction pour les bateaux les plus robustes a disparu. Du coup, la pêche se concentre dans les eaux peu profondes autour de l'île, entraînant une diminution draconienne des stocks de poissons côtiers et des coquillages. Les oiseaux migrateurs ne s'arrêtent plus sur l'île.

La résilience de l'écosystème que représente l'île de Pâques tout comme la plasticité des structures sociales de la société rapanui ont leurs limites. Au début du XVIIe, la situation devient très difficile, les rendements agricoles continuent de baisser et les terres s'appauvrissent. La nourriture se raréfie, et la population commence à décliner.

Il devient évident pour les Rapanui que les ancêtres ont menti. Les grands moaï de pierre disparaissent, et de toute façon, il n'y a plus d'arbres pour les transporter. La très grande déférence qui entourait les moaï se désagrège. Ils sont renversés, et réutilisés comme matériaux de construction ou tout simplement abandonnés gisant la tête contre le sol. La population décline rapidement, et on trouve des traces de cannibalisme. Les luttes territoriales se multiplient.

Sans grands arbres, il est impossible de fabriquer des bateaux pour quitter l'île. Les Rapanui se sont certainement sentis prisonniers de leur propre île.

4000 habitants

Aujourd'hui, un peu moins de 4000 personnes peuplent l'île sous autorité chilienne parmi lesquelles la moitié se disent Rapanui. L'île de Pâques connaît aujourd'hui un certain regain économique grâce au tourisme, mais continue à être le lieu de tensions politiques. En 2011, d'importants conflits secouent l'île, et les Rapanui demandent la restitution de leur terre ancestrale, un meilleur contrôle du tourisme et une redistribution plus juste des revenus qui leur sont associés.

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Quelques interrogations

> Comment expliquer le déclin de la civilisation rapanui?

> En quoi l'histoire des Rapanui et de leur civilisation se rapproche-t-elle de l'histoire de la civilisation occidentale?

> Quelles leçons tirer de ce cas pour la durabilité de notre propre civilisation?

... et des éléments de réponse

> Il serait facile de banaliser le problème en concluant simplement de l'histoire des Rapanui: «Il suffisait de ne pas couper les arbres.»

> La thèse qui fait consensus dans le monde anglo-saxon est que les Rapanui se sont lancés à corps perdu dans la construction des moaï en surexploitant les ressources de l'île, ce qui aurait entraîné une dégradation catastrophique de leur écosystème.

> Le lien étroit entre la production des statues et la déplétion des ressources naturelles de l'île de Pâques pointe vers le poids des institutions dans la question de la durabilité des civilisations humaines.

> La question des institutions qui encadrent le développement durable est au coeur du rapport Brundtland, où le changement institutionnel est donné explicitement comme le moyen privilégié de l'action collective.

> Les gestionnaires de demain sont d'autant plus invités à cette réflexion que l'augmentation considérable de l'empreinte écologique des organisations privées donne lieu à l'apparition d'une nouvelle infrastructure institutionnelle, largement mise en place et négociée par des acteurs privés, qui vise à encadrer les activités des organisations avec des initiatives telles que l'ISO 26 000, le GRI, ou encore le Pacte mondial.

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Luc Brès est étudiant en gestion au programme de doctorat conjoint des universités de Montréal. La version intégrale de ce cas, intitulé «La société des Rapanui: la durabilité des civilisations humaines» est disponible à l'adresse https://www2.hec.ca/centredecas du Centre de cas HEC Montréal.