Superman, orgueil de Metropolis? Batman, fils de Gotham City? Il y a un peu de vrai là-dedans. Mais c'est bel et bien à Beauceville, au Québec, que les deux superhéros et les autres têtes d'affiche de la célèbre DC Comics prennent vie chaque semaine. Dans une pente abrupte de la vallée de la Chaudière, une imprimerie de Transcontinental est au coeur de la relance des plus prestigieuses séries de DC.

En ce lundi matin, dans une salle de contrôle de l'usine Interglobe, un employé approche sa petite loupe d'une série de dessins et de phylactères qui s'étendent sur la table de travail. Il examine la précision des couleurs sur les épreuves du prochain Action Comics, mettant en vedette Superman. Les employés sont à la recherche de la calibration optimale avant de lancer l'impression des véritables exemplaires. En attendant que la qualité soit au rendez-vous, les premiers exemplaires prennent la direction du bac de recyclage.

«Il faut que tout soit parfait», résume Jacques Grégoire, fondateur de l'usine et aujourd'hui vice-président principal, magazines, livres et catalogues, aux Imprimeries Transcontinental. Chez DC Comics, comprend-on, on ne badine pas avec la qualité d'impression des périodiques tapissés de couleur sur l'entièreté des pages. Les passionnés de comicbooks sont exigeants.

«Il n'y a pas d'excuses acceptées, dit M. Grégoire. Ce sont des objets qui ont une valeur inestimable pour les collectionneurs. Sur le plan qualitatif, c'est presque aussi délicat à fabriquer que des livres d'art.» Tous les deux mois, l'imprimerie et le produit font l'objet d'une évaluation serrée de DC Comics.

Transcontinental a obtenu en juillet dernier un contrat de trois ans pour imprimer les aventures mensuelles, en format broché, des dizaines de héros de DC Comics. L'éditeur américain faisait affaire depuis 28 ans avec l'usine de Quad/Graphics à Rivière-des-Prairies (anciennement Quebecor World).*

Transcontinental a gagné le contrat juste au bon moment. Dans une industrie en perte de vitesse depuis 20 ans et avec une volonté manifeste de relancer l'intérêt pour les bandes dessinées de superhéros, DC Comics, toujours deuxième derrière son éternel rival Marvel, a réalisé un redémarrage (reboot) de 52 de ses principaux titres en août et septembre 2011.

En d'autres mots, la société a relancé ces 52 séries au numéro un («The New 52!» ) en rafraîchissant les personnages et en modernisant les trames narratives: un moment marquant de l'histoire récente des comicbooks.

L'opération commerciale de DC, que plusieurs observateurs estimaient risquée, a été un succès quant aux ventes. Le nombre d'exemplaires imprimés à Beauceville est passé du simple au double, à 1,6 million d'exemplaires hebdomadaires, avant de se stabiliser autour de 1,2 million de exemplaires. «Nous ne nous attendions pas à une telle hausse, soutient Jacques Grégoire. Cela nous a obligés à nous surpasser.»

Les premières impressions de tous les nouveaux premiers numéros se sont écoulées avant même leur parution. Justice League, série qui rassemble les superhéros les plus populaires de DC et première sortie des New 52!, a été réimprimée cinq fois et s'est écoulée à plus de 360 000 exemplaires, selon des chiffres du 13 décembre rapportés par le Hollywood Reporter. Les ventes de Justice League étaient d'environ 46 000 exemplaires avant le redémarrage.

Le premier nouveau numéro de Batman a quant à lui dépassé les 260 000 exemplaires. Avant l'arrivée des New 52!, le numéro le plus populaire de l'année 2011 chez DC, toutes séries confondues, avait trouvé quelque 100 000 preneurs.

La décision de DC Comics d'offrir ses bandes dessinées en version numérique en même temps que les versions papier n'a visiblement pas eu d'effet négatif majeur sur les ventes traditionnelles. D'ailleurs, Marvel lui a emboîté le pas en novembre. Le vice-président aux ventes de DC, John Rood, a souligné en octobre que les ventes numériques avaient été «meilleures qu'imaginé» tout en précisant qu'il s'agissait d'ajouts aux ventes traditionnelles. «Nous ne transférons pas des lecteurs de l'imprimé au numérique, insistait M. Rood. Nous ajoutons de nouveaux lecteurs dans l'équation.»

En septembre, les BD de super-héros du top 300 se sont écoulés à 7,2 millions d'exemplaires dans les magasins spécialisés, une augmentation de 20% par rapport à septembre 2010, mais un recul marqué de 36% par rapport à septembre 1996 - comme quoi les comicbooks n'ont plus la cote qu'ils avaient autrefois. Le redémarrage des 52 séries a néanmoins permis à DC Comics, propriété de Time Warner, de frapper un grand coup dans la guerre qui l'oppose à Marvel, propriété de Disney, qui compte dans ses rangs de valeureux justiciers comme Spider-Man et Captain America.

Les deux géants du comicbook ne dévoilent pas leurs statistiques de ventes. On peut toutefois tirer certaines conclusions des statistiques de Diamond Comic Distributors - publiées notamment sur le site spécialisé Comics Chronicles - qui recensent les ventes dans les magasins spécialisés (à l'exclusion des librairies, kiosques de journaux, ventes en ligne et ventes outre-mer). Les cinq numéros les plus vendus de 2011 appartiennent à DC (dans l'ordre : Justice League #1, Batman #1, Action Comics #1, Justice League #2, Batman #2). L'année précédente, trois des cinq meilleurs vendeurs, incluant les deux premiers, étaient dans le camp Marvel.

D'ailleurs, Marvel détenait toujours les parts de marché les plus importantes en décembre dernier (39,1% des unités vendues), même si DC Comics (37,7% ) a rétréci l'écart qui les sépare depuis 2002.

Heureuses circonstances pour l'entrée en scène de Transcontinental avec DC, et une récompense pour des années de démarchage. «Ça faisait trois ans qu'on travaillait ce client-là», raconte Jacques Grégoire.

Transcontinental a mis sur pied il y a une dizaine d'années une équipe spéciale pour conquérir le marché des ces BD de super-héros. La société québécoise était convaincue d'avoir des innovations qui pouvaient bien servir ce secteur. «C'était une industrie bien établie, ce n'était pas évident qu'ils aient besoin d'un nouveau fournisseur», rappelle toutefois Jacques Grégoire.

L'équipe de vendeurs a commencé par dénicher des contrats avec des joueurs secondaires comme Dark Horse, Image Comics, Avatar Press et autres Zenescope Entertainment. Dans une industrie où tout le monde se parle, le nom de Transcontinental a commencé à circuler, raconte Keven Poulin, employé de l'imprimerie Interglobe et aujourd'hui responsable du service pour un unique client, DC Comics. Transcontinental a aussi mis la main sur quelques contrats mineurs de Marvel, tout de même une belle carte de visite.

Le contrat visé avec DC Comics était toutefois d'une tout autre envergure et il prévoyait une durée ferme. «DC a commencé par nous donner de petits jobs, puis ils sont venus nous visiter», souligne M. Grégoire. Il a fallu convaincre DC que l'imprimerie Interglobe pouvait assurer la qualité recherchée et que, dans un contexte où les délais de livraison sont extrêmement serrés, la distribution depuis Beauceville, au lieu de Montréal, ne posait pas problème.

La partie se jouait à plusieurs joueurs, au-delà de Quad/Graphics et Transcontinental, nous a-t-on expliqué chez DC Comics. Mais Transcontinental a fait la meilleure offre globale en termes de prix, de qualité, de service et de technologie.

Interglobe imprime en moyenne entre 20 et 25 titres par semaine - sur du papier Kruger de Trois-Rivières, au moment de notre visite - en utilisant entre autres une nouvelle presse plus large et plus performante, payée 22 millions il y a trois ans.

Transcontinental a mis le paquet pour que tout au bas de la dernière page des aventures de Green Lantern, Aquaman et autres Wonder Woman, en minuscules caractères blancs sur fond noir, soit indiqué que le produit est imprimé à Beauceville. Une petite note qui vaut beaucoup. «Les gens allument quand tu dis que tu imprimes pour DC Comics, note Jacques Grégoire. Ç'a été une belle aventure que de se rendre là.»

* Au début de 2012, Transcontinental a obtenu le feu vert du Bureau de la concurrence pour acquérir les activités canadiennes de Quad/Graphics, mais les deux entités restaient des compétiteurs jusqu'à cette date.