Kyra Coleman gare sa voiture en face d'une maison abandonnée du quartier Osborn, à Detroit. «C'est celle-là, dit-elle. Celle-là que je veux acheter.»

Kyra Coleman gare sa voiture en face d'une maison abandonnée du quartier Osborn, à Detroit. «C'est celle-là, dit-elle. Celle-là que je veux acheter.»

«On peut vous demander combien ça vaut?» a-t-on risqué.

«Non, répond la jeune femme de 29 ans en souriant. Mais je peux te dire une chose: c'est moins de 10 000$.»

Briques rouges et pré-fini, deux étages, la petite demeure est modeste, mais laisse tout de même deviner l'ancien esprit de ce quartier autrefois occupé par des habitants de la classe moyenne. En voiture, nous sommes à 15 minutes du centre-ville de Detroit. Moins de 10 000$? «Moins de 10 000$», confirme la jeune femme.

Bienvenue à Detroit, une ville où le marché immobilier s'effondre au même rythme que plusieurs de ses bâtiments désaffectés. Ici, dans la capitale de l'automobile américaine, on n'a pas suivi la crise du crédit à la télé en appréhendant le jour où elle se transformerait en crise économique. Detroit a vu dérailler la finance mondiale alors que l'économie de la ville était déjà en pleine tourmente.

La ville affiche aujourd'hui le plus haut taux de criminalité des grandes métropoles américaines dans un État, le Michigan, qui présente le pire taux de chômage au pays. Le Milken Institute, qui classe chaque année les 200 plus grandes villes américaines selon leur performance économique, a placé cette année Detroit en toute dernière place de son classement, après une modeste 197e position l'an dernier.

Quand GM, Chrysler et Ford ont chancelé à l'automne, le climat de la ville s'est encore envenimé. Et si le plan de sauvetage de 13,4 milliards US du gouvernement Bush qui a empêché GM et Chrysler de couler à pic en décembre a été bien accueilli, les citoyens savent bien qu'il ne réglera pas tout.

Des maisons à moins de 10 000$ comme celle que veut acheter Kyra Coleman, il y en a plein à Detroit - exactement 2948, selon le site Realtor.com. Celui qui voudrait réduire ce budget de moitié aurait encore le choix entre 1478 résidences à moins de 5000$.

Ce n'est pas d'hier qu'on peut se loger à bon marché à Detroit. En 1967, les tensions raciales entre Blancs et Afro-Américains ont provoqué les pires émeutes de l'histoire des États-Unis. Le bilan - 43 morts, 467 blessés - a fait massivement fuir les Blancs vers les banlieues. Le lent déclin de l'industrie automobile s'est chargé d'envenimer une situation aussi curieuse qu'unique: Detroit est une ville qui s'est vidée par le centre.

Ajoutez à cela un maire qui se fait prendre dans un scandale sexuel et une équipe de football qui marque l'histoire de sa ligue en ne remportant aucun de ses matchs en saison régulière et vous pouvez vous demander si le mauvais sort ne s'abat pas sur Motown - le surnom de Detroit, une abréviation de Motor Town.

Mais tout ne vas pas mal à Detroit. Il y a les Red Wings, qui jouent du sacré bon hockey encore cette année. Il y a la scène musicale, qui, d'Alice Cooper au rappeur Eminem en passant par les White Stripes, semble avoir toujours su transformer la rudesse de la ville en énergie sonore. Et il y a des battantes comme Kyra Coleman, qui croit encore dans sa ville et profite des temps durs pour y investir.

Avis à ceux qui pourraient être tentés par les aubaines du quartier Osborn: il faut des nerfs d'acier pour s'installer ici. Ce n'est pas nous qui le disons: c'est Kyra Coleman. «Je suis faite tough», dit-elle avec un sourire. Il suffit d'avoir parcouru le trajet du centre-ville jusqu'à son futur domicile pour comprendre.

Niché sur la rive de la rivière Detroit, Downtown Motown a fait l'objet d'importants efforts de revitalisation. C'est ici qu'on trouve le rutilant Renaissance Center et ses grandes tours de verre, qui abritent le siège social de GM.

Mais le ménage s'est limité à une petite enclave. À peine quelques minutes de route et les séquelles de l'économie en lambeaux apparaissent, béantes. Pendant des kilomètres, on ne voit que d'immenses usines désaffectées aux carreaux éclatés et aux murs couverts de graffitis. Ici, le toit d'un garage s'est effondré derrière des pompes toujours debout, mais couvertes de rouille. Là, les carcasses de voitures s'empilent devant un dépanneur placardé. Plus loin, deux poteaux émergent d'un terrain vague envahi par les herbes et les déchets: un ancien terrain de basket.

Le quartier Osborn, lui, semble avoir été victime de bombardements aléatoires. Si certaines rues laissent encore deviner l'ancienne banlieue aisée d'autrefois, d'autres ne sont qu'une succession de maisons placardées et souvent à moitié brûlées. Ici, un bâtiment sur sept est abandonné; un sur cinquante est jugé dangereux. «Ce garage a brûlé il y a trois jours», dit Kyra Coleman en montrant un amoncellement de briques noircies, avant d'attirer notre attention sur des fils de téléphone sectionnés.

«Les gens les arrachent pour récupérer le cuivre», explique-t-elle. Malgré la façade intacte, la maison qu'elle veut acheter a elle-même été défoncée. Les deux vitres arrière sont fracassées et la fournaise s'est envolée. Peu importe: pour la jeune femme, une occasion d'achat est une occasion d'achat.

«Ça peut être long, mais le vent va finir par tourner à Detroit, soutient-elle en plantant son regard dans le vôtre. Je peux le sentir dans mon sang.» Et ce n'est pas qu'un voeu pieux. Cette transformation, Kyra Coleman y travaille activement.