Malgré l'existence de canaux officiels de plaintes ou de soutien, une victime d'injustice organisationnelle sur trois choisit de se taire, révèlent les études de Karen Harlos, professeur en comportement organisationnel à la faculté de gestion Desaultels de l'Université McGill.

Malgré l'existence de canaux officiels de plaintes ou de soutien, une victime d'injustice organisationnelle sur trois choisit de se taire, révèlent les études de Karen Harlos, professeur en comportement organisationnel à la faculté de gestion Desaultels de l'Université McGill.

Karen Harlos est une pionnière des recherches sur le silence des employés. Elle s'y consacre depuis la fin des années 90.

Pour mesurer l'ampleur du phénomène, elle a consulté les archives d'entreprises de toutes tailles et secteurs d'activité. Elle a également mené des entrevues en profondeur avec des individus des deux sexes et de plusieurs métiers et professions qui n'avaient pas osé parler.

«Ces gens avaient eu des problèmes très sérieux, comme du harcèlement administratif ou psychologique. D'autres gardaient encore des traumatismes et des ennuis de santé. Certains avaient démissionné sans révéler les causes e leur démission», précise Mme Harlos.

Elle poursuit ses travaux pour connaître les motifs qui poussent 30% de gens qui éprouvent de telles difficultés à souffrir en silence plutôt que d'utiliser les ressources d'aide offertes par leur organisation.

«La peur est l'explication qui revient le plus souvent. La peur des représailles, entre autres. La crainte que leur plainte ne soit l'objet d'aucun suivi ou changement. Et des doutes sur la confidentialité du processus», note-t-elle.

«D'autres recherches permettront de mieux identifier les causes de ce phénomène et de départager les facteurs organisationnels et individuels. Ce qui est cependant très clair, c'est que si un employé ne parle pas, le gestionnaire ne doit pas présumer qu'il est heureux», affirme-t-elle.

Selon Mme Harlos, les organisations ne soupçonnent pas l'ampleur du silence parce qu'elles sont convaincues d'avoir «tout fait» pour écouter leurs gens, notamment par leurs services de ressources humaines, les programmes d'aide aux employés ou même les ombusman.

«Il faut absolument prêter oreille au silence. En plus des impacts négatifs pour les individus, il s'accompagne souvent de manifestations nuisibles aux organisations comme le ralentissement des efforts, la démobilisation, des démissions et parfois du sabotage», dit-elle.

Entendre les silences

Interrogée sur le silence dans les organisations, Muriel Drolet, présidente de Drolet Douville et Associés et auteure du livre Comment gérer des employés difficiles, a d'abord réagi par... un silence suivi d'un soupir de satisfaction.

«Quel bon sujet! Je dois dire qu'il y a, dans plusieurs entreprises québécoises, des silences très sains qui témoignent d'une écoute de qualité ou qui sont l'expression de reprise de contact avec soi. Mais on observe des silences malsains et on voit peu de gens pour les entendre», dit cette spécialiste en coaching des gestionnaires.

Mme Drolet a récemment répondu au S.O.S. d'un cadre: ses employés ne disaient par un mot pendant les réunions depuis six mois. Il se demandait s'il devait s'inquiéter et, surtout, comment interpréter ce comportement.

«J'ai rencontré les membres de son équipe et ils en avaient très long à dire», raconte la consultante.

Cause de leur mutisme? «La peur, comme dans toutes les organisations où les gens se taisent», analyse-t-elle.

Selon Mme Drolet, la peur est souvent déclenchée par des événements dans l'environnement des gens et par les attentes de plus en plus grandes et diverses à leur endroit. Les gens ont aussi peur que leurs idées, leurs résultats et leur performance ne soient pas à la hauteur.

«Devant la peur, l'individu agit ou fuit. Le silence est souvent un indicateur de fuite», dit-elle.

Les gestionnaires, précise-t-elle, doivent questionner le silence et ne jamais présumer de ce qu'il veut dire.

«Ils ne doivent surtout pas croire que les gens ne parlent pas parce qu'ils n'ont rien à dire. Souvent, l'intensité du silence est liée à l'intensité de la peur», dit-elle.

Les employés de son client ne le craignaient pas personnellement.

«Ils le redoutaient parce qu'il incarnait les exigences de l'organisation. Leurs silences étaient leur outil pour se dérober au contrôle et au pouvoir», poursuit-elle.

Muriel Drolet estime que ce cadre a eu un excellent réflexe en venant la consulter. «Les gestionnaires ont peur du silence et préfèrent ne pas l'entendre. Mais ils doivent le faire», insiste-t-elle.

Instrument de pouvoir

Sa collègue Marie-Josée Douville, spécialiste en gestion de conflits, observe que le silence est également un instrument de contrôle et de pouvoir.

«Dans les cas de harcèlement psychologique, c'est une arme de premier choix», dit-elle.

On cache l'information, on répond par des signes équivoques et des regards assassins, on coupe le contact et, ainsi, on sème le doute, on mine la confiance de l'autre, on resserre l'emprise sans que la victime puisse se plaindre puisque le coupable ne dit rien...

«Le premier pas pour stopper une injustice consiste à briser le silence. Tant qu'il perdure, aucun changement n'est possible», rappelle Mme Douville.

Et pour les organisations, il semble bien que le prochain pas sera de cesser de prendre le silence pour un long fleuve tranquille.