Je n’ai rien contre l’idée d’une entreprise qui voudrait produire sa propre électricité pour ses besoins au Québec. Et rien contre l’idée qu’elle se passe d’Hydro-Québec pour ce faire.

Après tout, qui pourrait l’être ? Produire de l’électricité éolienne au Québec – celle en jeu – coûte environ le double du tarif offert par Hydro-Québec aux grands industriels. Pourquoi le double ? Parce que les tarifs d’Hydro sont basés sur la moyenne de ses coûts passés, coûts qui sont bien plus bas, avec ses vieilles centrales, que ceux des nouveaux projets.

Bref, en laissant les grands industriels avides d’énergie produire eux-mêmes – grand bien leur fasse s’ils le jugent rentable malgré le prix fort –, Hydro-Québec économise. Ce faisant, notre société d’État rapporte plus de profits à ses actionnaires, les Québécois. Et finie l’étiquette du Dollarama de l’énergie apposée au Québec dont parlait Sophie Brochu.

Une privatisation partielle ?

Je n’ai rien contre, en principe, mais le projet de loi que prépare Pierre Fitzgibbon pour le mois de mars va plus loin. Et il soulève des questions légitimes quant à une privatisation partielle de l’énergie électrique au Québec.

Le contexte est important. Les projets énergivores des entreprises se multiplient, mais le Québec manquera d’énergie au cours des prochaines années, étant donnée la transition vers une économie faible en gaz à effet de serre (GES). Tant et si bien qu’il revient au ministre de l’Énergie, Pierre Fitzgibbon – depuis un récent changement –, de refuser un grand nombre des projets en lice.

Imaginez le dilemme politique de dire non pour ce féru du développement économique…

Actuellement, la loi n’empêche pas une entreprise de produire sa propre énergie, essentiellement, à la condition que ce soit sur un emplacement adjacent à ses activités et avec ses propres lignes de transport.

Le ministre veut élargir la portée de cette autoproduction privée, jugeant que le modèle actuel manque de flexibilité. Plusieurs idées sont sur la table, mais ultimement, une nouvelle loi pourrait permettre à un groupe d’entreprises d’une région de s’unir pour produire de l’énergie pour leurs propres besoins, ce qui n’est pas permis actuellement.

Surtout, la loi permettrait de revendre l’excédent d’énergie à Hydro-Québec, dans la version douce, ou encore à d’autres entreprises privées, dans une version plus libérale.

Le critère pour le permettre ? Que les projets visent la décarbonation ou soient d’importance stratégique.

Hydro, monopole lourd

Lundi, dans une entrevue à Radio-Canada, le ministre a précisé qu’il ne saurait être question de permettre l’utilisation du réseau de transport d’Hydro-Québec pour ce faire, contrairement à ce que réclament les industriels.

Une telle autorisation – avec des tarifs pour l’utilisation du réseau d’Hydro – s’apparenterait à privatiser une partie de la vente de l’électricité au Québec. Un parc d’éoliennes à Sept-Îles, par exemple, pourrait ainsi vendre son électricité aux entreprises de la filière batterie à Bécancour.

Nul doute qu’un tel changement secouerait le gros monopole que constitue Hydro-Québec, le forçant à s’ajuster face à la concurrence, ce qui serait bienvenu. Tous les économistes le disent : les monopoles font preuve de moins de dynamisme et d’innovation, ce qui prive les clients de prix et de services plus intéressants qu’avec une saine concurrence.

Une cannibalisation de la main-d’œuvre

Or voilà, la surabondance de projets électriques brouille les cartes. Qu’ils soient développés par Hydro ou par le privé, ces projets exigeront énormément de main-d’œuvre dans l’industrie de la construction, main-d’œuvre qui est déjà très sollicitée et vieillissante.

En juin dernier, la Commission de la construction du Québec (CCQ) prévoyait que l’industrie aurait besoin de 16 000 nouveaux employés chaque année d’ici 5 ans, étant donnés la demande et les départs. Au total, c’est 90 000 travailleurs d’ici 5 ans dans une industrie qui en compte près de 200 000.

Quelle demande ? Vous la connaissez : celle pour les logements et, plus pertinent ici, pour les travaux d’infrastructures et de génie. Le gouvernement du Québec et les municipalités doivent retaper des milliers de vieilles infrastructures, en plus d’ajouter des réseaux de transport public, notamment.

Sur le rapport de la CCQ, 26 des 34 métiers de la construction ont de très bonnes ou excellentes perspectives d’emploi, vu le vieillissement et le nombre insuffisant de diplômés.

Or, ça pourrait n’être que le début. Ces perspectives ne tiennent pas compte des énormes besoins ciblés par Hydro-Québec dans son plan stratégique déposé en novembre 2023, soit après les prévisions de la CCQ.

La société d’État compte investir 180 milliards de dollars d’ici 2035, dont 80 milliards en réfection et 100 milliards en nouveaux projets énergétiques pour satisfaire à la demande portée par la transition énergétique.

D’ici 10 ans, Hydro estime que ses besoins de main-d’œuvre en construction passeront de 15 000 à 55 000. Ce sont donc 40 000 personnes qui s’ajouteront aux milliers de nouveaux employés prévus par la CCQ⁠1. Ayoye !

Bref, les employés seront rares et les éventuelles embauches des producteurs privés d’électricité pour leurs projets viendront court-circuiter celles d’Hydro. Ce phénomène, jumelé aux besoins de matériaux, fera grimper les prix.

On en revient donc à la case départ. Les projets du privé ont beau être intéressants, stratégiques et verts, ils risquent de nuire à ceux de notre producteur national. Sans compter qu’au bout du compte, les sites de production intéressants pour les éoliennes ne sont pas infinis, pas plus l’acceptabilité auprès des citoyens.

Pour être acceptable, le projet de loi du ministre devra circonscrire adéquatement le développement privé d’énergie, sans quoi le Québec n’en sortirait pas gagnant. Vivement un débat sur le sujet.

1. Précisons que ces estimations d’Hydro-Québec ne sont pas faites sur la même base que celles de la CCQ. Certains employés seront employés d’Hydro-Québec, d’autres travailleront dans des secteurs non assujettis à l’industrie de la construction et donc hors du périmètre des estimations de la CCQ. Le portrait demeure néanmoins en forte hausse.