La flexibilité et l’autonomie générées par le télétravail sont très appréciées par les travailleurs, mais un paradoxe émerge : sans frontière entre leur vie professionnelle et personnelle, sans segmentation du travail, ces employés nuisent à leur bien-être… sans nécessairement s’en rendre compte.

« Ils préfèrent peut-être travailler de la maison, que ce soit en partie ou en tout temps, mais ils ne regardent pas assez leur bien-être psychologique », dit Mélanie Trottier, professeure d’organisation du travail et de ressources humaines à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal (ESG UQAM). Selon elle, cela revient un peu à contribuer à son propre malheur.

Malmené, l’équilibre entre vie au travail et vie personnelle s’effondre et peut mener à un épuisement émotionnel et à des problèmes de santé mentale et physique. « Ça peut être lié à la charge de travail globale, autant la cadence que la quantité », rappelle l’experte.

Et pourtant, les gestionnaires sont satisfaits et heureux d’offrir de la souplesse dans l’horaire de travail – c’est même valorisé depuis la pandémie. « Dans l’offre d’emploi, le concept de flexibilité est vu positivement, indique Olivier Caya, professeur à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke. C’est un facteur de recrutement et de rétention. »

Politique de déconnexion

Même si elles souhaitent projeter une image d’ouverture et d’infinies possibilités d’horaires flexibles, les entreprises ont tout intérêt à mieux gérer les frontières, croient les deux professeurs.

« On est devenus dépendants des outils technologiques et il y a une invasion du numérique dans nos vies, incluant dans notre vie professionnelle, explique M. Caya. Il peut y avoir débordements des heures de travail et cela peut créer une anxiété, entre autres parce qu’on est joignable en tout temps ! »

PHOTO FOURNIE PAR L’ÉCOLE DE GESTION DE L’UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE

Olivier Caya, professeur à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke

Mme Trottier abonde dans le même sens : « Un cadre qui favorise une certaine segmentation entre le travail et la vie personnelle va mieux servir le télétravailleur. Par exemple, le fait d’avoir un lieu physique défini et d’encourager une frontière dans les espaces à la maison va aider le télétravailleur. »

Une politique de déconnexion, instaurée par la direction et respectée par tous, peut aussi envoyer le signal aux télétravailleurs que la saine gestion vie professionnelle/vie personnelle est encouragée. « Si personne ne répond aux courriels ou textos après 17 h, un nouvel employé serait bien mal venu de le faire », lance Mélanie Trottier.

Avoir du sens

Des valeurs d’entreprise bien définies et une culture claire permettent aux télétravailleurs de vivre positivement leur expérience à distance. Cela donne plus de sens à leurs activités professionnelles.

« L’engagement est en métamorphose, affirme Olivier Caya. On assiste à l’explosion du télétravail… et aux questionnements des travailleurs. Ils parlent davantage au “je”. Depuis la pandémie, ils individualisent leur relation avec le travail. Ils veulent comprendre la nature de leur travail, leurs rôles, leur utilité, les raisons pour lesquelles ils sont là et pour lesquelles ils travaillent à cette compagnie plutôt qu’à une autre. »

Il existe de bonnes pratiques pour motiver et fidéliser les télétravailleurs : leur faire confiance, célébrer les bons coups, gérer par objectifs ou par livrables, bien communiquer, être transparent et offrir un environnement de travail stimulant.

Le risque du désengagement

Le risque d’une culture défaillante ? L’isolement professionnel et le désengagement.

« Le télétravail a une incidence sur l’engagement organisationnel, souligne Estelle M. Morin, professeure de management à HEC Montréal. Et la principale variable ici, c’est l’intensité du télétravail. Le télétravailleur pourrait sentir son lien avec l’entreprise s’affaiblir surtout si son degré d’interdépendance dans ses tâches est faible. »

Le degré d’interdépendance pourrait se décrire comme le fait de dépendre des autres pour avancer une partie de son travail, ou influencer le travail des autres par ses propres tâches. Autrement dit, c’est lorsque la nature du travail lie le travailleur au reste de l’équipe – sans quoi il est un « agent libre ».

PHOTO FOURNIE PAR HEC MONTRÉAL

Estelle M. Morin, professeure de management à HEC Montréal

Pour cette diplômée en psychologie, membre du Consortium de recherche sur l’intelligence émotionnelle, de saines valeurs partagées, comme la solidarité, le soutien, la communication, l’authenticité et la confiance, vont gonfler le moral et l’engagement du télétravailleur. Et a contrario, la compétition, l’individualisme, la performance comme seul indicateur et la réussite placée avant tout vont les isoler.

« Les travailleurs veulent avoir le sentiment qu’on fait ça ensemble, dit Mme Morin. L’une des valeurs humaines les plus importantes, c’est l’appartenance. On a besoin des autres. Les interactions doivent être fréquentes et de qualité. Ça ne doit pas être seulement transactionnel ! »

Finalement, elle martèle qu’une relation basée sur la confiance et le respect est primordiale entre le gestionnaire et le télétravailleur. « Les télétravailleurs sont très disciplinés, ils savent ce qu’ils ont à faire… Le danger est d’adopter un discours infantilisant et de vouloir tout contrôler. Traitez les gens comme des adultes ! »