Une (autre) petite et irremplaçable quincaillerie de quartier ferme ses portes, après 35 ans. Une dernière visite, ponctuée de coïncidences, de souvenirs et d’anecdotes.

La quincaillerie BMR Express Esquimau occupe une étroite façade rue de Marseille, dans l’arrondissement de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Façace de la quincaillerie BMR Express Esquimau, dans Mercier–Hochelaga-Maisonneuve

Dans chacune des deux vitrines qui encadrent sa porte, un petit écriteau annonce : « Merci à tous nos clients pour votre fidélité et votre confiance. »

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L’écriteau dans la vitrine de la quincaillerie laissant présager sa fermeture.

Lesdits clients ne s’y trompent pas.

« Juste une question : il y a des remerciements. Est-ce que vous fermez ? », a demandé un homme qui est entré… et sorti sans rien acheter, une fois assénée la terrible réponse du quincaillier Gilles Lambert : « On s’aligne pour ça, oui. Il n’y a pas de date fixe, mais au printemps. »

Une visite non annoncée

Je la fréquentais depuis mon arrivée dans le quartier, il y a 20 ans, lorsque j’avais besoin de tout et de n’importe quoi. Ce 8 janvier, j’y suis entré à titre de journaliste, sans m’annoncer. La veille, un compagnon d’entraînement, client de longue date de la quincaillerie, m’avait appris que sa mort était annoncée.

Ce ne sont pas les soins intensifs. Une lente agonie, plutôt.

Le commerce, étroit et peu profond, commence à se dégarnir du fouillis d’articles et d’outils de toutes sortes qui s’entassaient sur ses étagères et ses murs encombrés.

Au fond du magasin, des coups de maillet résonnent. Gilles Lambert referme des contenants de peinture pour une cliente entre deux âges.

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Gilles Lambert au travail

Je l’attends à son poste de vigie habituel, au comptoir-caisse de l’entrée.

C’est un homme de grande taille, mince et sec comme un panneau de gypse, toujours serviable, au débit aussi rapide que les robinets qu’il a si souvent contribué à réparer.

« J’essaie de vendre depuis deux ans et demi, et il n’y a rien à faire », confirme-t-il.

Il travaille dans le domaine depuis plus de 45 ans, « 35 ans ici et 11 ans ailleurs », précise-t-il. « J’ai 64 ans et trois quarts. »

Il tenait le commerce avec son frère Jacques, qui s’est éteint en février 2022 à 70 ans. « Depuis ce temps-là, je suis tout seul. »

La comptable

L’acheteuse s’est approchée de la caisse pour payer sa peinture.

« C’est la femme de mon frère, mon partenaire quand on a ouvert », la présente Gilles Lambert.

C’est une coïncidence. Marie-Claude Papin fait la comptabilité du commerce depuis ses tout débuts.

« Et je continue. Je ne suis pas pour le laisser tomber ! », lance-t-elle en riant.

À l’origine, la quincaillerie était locataire dans l’immeuble. Quand le propriétaire l’a mis en vente, Marie-Claude a profité d’une clause de premier refus au bail pour souffler l’édifice à un autre acheteur. Il a été revendu en 2021, quelques mois avant la mort de son mari.

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La façade du dépanneur d’en face, dont le propriétaire, Ghassan Haidar, rachète la quincaillerie.

« C’est le dépanneur d’en face qui a racheté, relate-t-elle. Chez le notaire, il nous a confié que c’était son offre qu’on avait accotée autrefois ! »

Deux frères

La quincaillerie a eu un employé occasionnel de temps à autre, mais les deux frères ont la plupart du temps travaillé seuls. Mais ensemble.

Ça se faisait très bien à deux, quand tu te respectes mutuellement. Lui faisait sa job, et j’avais la mienne à faire.

Gilles Lambert, propriétaire de la quincaillerie BMR Express Esquimau, au sujet de son frère

Il répondait aux clients et s’occupait des étalages.

« Tu étais plus manuel, intervient Marie-Claude. Tu connaissais la plomberie et l’électricité, tandis que mon mari était plus dans l’agencement des couleurs de peinture. »

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Intérieur de la quincaillerie de Gilles Lambert

Dans l’agencement des caractères et des compétences, également.

« Ça a cliqué, constate Gilles. On ne le sait pas quand on s’embarque là-dedans. On a beau se connaître comme frères, on ne se connaît pas, dans le fond. »

La clientèle

Comme pour faire la preuve de la variété des articles de la petite quincaillerie, un vieil homme achète une poignée de porte-fenêtre. Il tend ses billets pour payer la facture de 45,95 $.

« Les jeunes ne connaissent pas ça, le comptant », lance Gilles Lambert.

« Ils achètent deux vis et ils te donnent une carte de crédit. Je leur dis qu’on paie des frais. “Pas moi”, qu’ils disent. Mais on paie tous des frais. »

En trois décennies, la clientèle a beaucoup changé.

Avant, les gens connaissaient zéro puis une barre. Maintenant, ils l’ont vu sur l’internet. Ils ne savent pas comment le faire, mais ils l’ont vu sur l’internet.

Gilles Lambert, propriétaire de la quincaillerie BMR Express Esquimau

Une cliente veut réparer la bande d’étanchéité de sa porte de frigo. Gilles lui recommande un petit tube de colle contact d’une marque connue.

« J’ai confiance dans celle-là », lui dit-il.

« Moi aussi, j’ai confiance en vous », réplique la vieille dame.

La pandémie décisive

Gilles Lambert s’était promis de prendre sa retraite à 65 ans.

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Gilles Lambert

« Avant la pandémie, j’avais de la misère à me mettre en tête que j’arrêterais de travailler. Mais pas depuis la pandémie. J’étais tellement fatigué de gérer les gens ! »

Alors que tous les confinés du quartier se lançaient dans des travaux de rénovation impromptus, il lui fallait gérer les files qui se formaient à l’extérieur du magasin, désamorcer les bousculades autour de la caisse, apostropher les délinquants qui refusaient de porter le masque…

« Je faisais la police ! »

Ce fut le signal de la fin prochaine d’une carrière.

« J’ai un petit vertige. Tu parles d’une vie au complet ! »

Il a cherché un acheteur, en sachant que les chances de succès étaient minces.

« Il y a eu des woèreux, qui sont venus voir. »

Ils sont venus, ils ont vu, et ils n’ont pas brandi leurs écus.

L’investissement en temps est trop important.

« Je faisais 70 heures par semaine », illustre-t-il.

Il ne regrette rien, ni les efforts, ni les heures, ni surtout l’infinie patience avec les clients.

« J’étais à ma place. J’étais sur mon X, comme on dit. »

Tout petit, déjà, il visitait les quincailleries du Plateau-Mont-Royal, où il a grandi. « Il y avait une odeur ! », se rappelle-t-il.

Il désigne un client qui entre sur les entrefaites : « C’est lui, le propriétaire ! »

Le propriétaire

Venu acheter un boîtier électrique et une plaque d’interrupteur, Ghassan Haidar détient depuis 31 ans le dépanneur d’en face. « Moi aussi, quelquefois, je suis tanné ! », confie-t-il.

« Ce que je trouve plate, c’est de ne pas pouvoir transmettre le commerce », reprend Gilles, qui n’a pas d’enfant.

« J’ai essayé de trouver quelqu’un ! », assure Ghassan Haidar.

À défaut, il n’est pas encore fixé sur le commerce qu’il ouvrira dans le local bientôt libéré. Peut-être un marché halal. « Une quincaillerie, ce serait mieux, énonce-t-il. Mais qui voudrait le faire ? Les gens disent qu’ils n’ont pas d’expérience. »

Car autant que les clous, les prises électriques ou les coudes de tuyauterie, les conseils à la clientèle constituent le fonds de commerce d’une quincaillerie de quartier.

Justement, un client âgé cherche une cornière de finition pour le carreau de céramique qu’il a apporté, ce qui lui vaut quelques judicieux commentaires.

« Vous ne fermez pas ?

— Oui, on est rendu là.

— Pas vrai ! On va s’ennuyer, dans le coin ! On trouvait ça bien pratique ! »

C’est pour faire passer cette amère pilule que l’écriteau en façade n’annonce pas expressément la fermeture.

Je veux y aller doucement. Ça fait parler les gens en tabarouette : “Pourquoi vous fermez, vous ne devriez pas, je sais que vous êtes rendu là, mais…”

Gilles Lambert, propriétaire de la quincaillerie BMR Express Esquimau

« Je ne pensais pas que ça les affecterait à ce point-là. Je suis très surpris. »

Ce désarroi est le signe de son importance dans sa communauté, même s’il s’en défend.

« J’ai des clients qui arrêtent ici juste pour me conter des blagues, puis ils s’en retournent, relate-t-il. Il y a deux mois, un client m’a dit : “Je ne sais pas si on va se revoir avant que tu fermes. Viendrais-tu souper avec moi et ma femme ?” »

Il a accepté l’invitation.

Tout ça pour une job de quincaillier ! On ne mérite pas tant d’attention. Un médecin va sauver des vies. Moi, j’ai aidé à réparer des affaires, c’est tout. Mais si j’avais été un avocat, avec tous les conseils que j’ai donnés, je serais riche, monsieur, vous n’auriez pas idée !

Gilles Lambert

Le Pinocchio

Perché sur une haute tablette, dans la section de peinture, un grand Pinocchio en bois teint se dresse, lointain symbole de la marque Sico. Peut-être Gilles Lambert le conservera-t-il en souvenir, une fois son commerce fermé ?

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Le Pinocchio de la quincaillerie

« Il est vendu depuis longtemps ! répond-il. Le client le voulait tellement ! Il m’a dit : “Je le paie, tu me le donneras quand tu t’en iras.” »

« Ça doit faire 15 ans. »

Le client en prendra bientôt possession, récompense d’une confiance absolue et sereine projetée dans le temps.

« Canadian Tire ne fera pas ça », lance le commerçant.

La veille, Ghislain, mon compagnon d’entraînement, m’avait raconté qu’il était entré un jour dans la quincaillerie de Gilles Lambert en quête d’un dispositif quelconque à mettre sur le toit de sa voiture pour transporter un objet volumineux. « Il m’a tendu les clés de sa camionnette. »

Ça non plus, ça n’arrivera pas chez Home Depot.