Au lieu de réciter les lettres de l’alphabet, Giacomo roulera de la pâte à pizza au restaurant de son père, Alessandro Bleve, copropriétaire de Stella Pizzeria, à Montréal. Ce dernier, qui doit lui-même assurer le remplacement de certains employés ayant pris congé pour s’occuper de leurs enfants, n’a d’autre choix que de venir travailler avec son fils âgé de 5 ans.

« Il va rouler de la pâte, et quand il sera fatigué, on va l’installer sur un tabouret pour qu’il puisse dessiner », dit Nathalie Côté, associée de M. Bleve. Loin d’être incommodée à l’idée d’accueillir un petit apprenti, Mme Côté est consciente que la semaine prochaine devra se faire sous le signe de la flexibilité.

En plus de devoir composer avec les besoins de ses employés, elle s’attend à accueillir beaucoup de familles dans son restaurant de l’avenue Laurier Est, ouvert à l’heure du dîner. « Ça va être comme une semaine de relâche, illustre-t-elle. Lors de la dernière journée de grève, je me rappelle que le restaurant était plein de familles. »

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

De gauche à droite : Alessandro Bleve, copropriétaire de Stella Pizzeria, avec ses fils Levan, 12 ans, et Giacomo, 5 ans, et Nathalie Côté, copropriétaire de l'établissement.

Dans le secteur du commerce de détail, on pense faire face au même scénario.

Avec une majorité de parents en congé, il y a fort à parier que les magasins seront achalandés. Nous entamons la période de pointe du Vendredi fou et du temps des Fêtes. Cette saison est capitale pour nos commerçants.

Manuel Champagne, directeur général de Détail Québec, comité sectoriel de main-d’œuvre du commerce de détail

« Le secteur est déjà en forte pénurie de main-d’œuvre, rappelle-t-il. Je peux vous confirmer que les employeurs s’adapteront et seront conciliants pour accommoder leurs équipes. C’est une question de fidélisation du personnel. Tout le monde mettra la main à la pâte pour assurer le maximum d’heures d’ouverture des commerces. Il n’est pas envisageable de passer à côté de la plus grosse saison des ventes de l’année. »

Chez Décathlon, détaillant de vêtements de sports et de plein air, on permettra aux employés d’amener leurs enfants jouer dans les gymnases aménagés dans chaque magasin.

Vicky Scalia, cofondatrice des magasins de chaussures L’intervalle, reconnaît de son côté que la situation est délicate alors que s’amorce une « période folle » dans l’industrie. Si elle s’attend à devoir jongler avec les horaires en raison des demandes de congés pour la semaine prochaine, Mme Scalia ne s’inquiète pas outre mesure. « On l’a fait pendant la pandémie », dit-elle, ajoutant dans la foulée qu’elle comprenait la situation des parents, étant mère elle-même. La propriétaire de L’intervalle accueillera sans problème les enfants de ses employés qui n’ont pas trouvé d’autres solutions que de venir travailler en compagnie de leurs rejetons.

Flexibilité

Du côté des épiciers ainsi qu’à la SAQ, aucune mesure particulière n’a été prise, mais tous assurent qu’ils feront preuve de flexibilité envers leurs employés qui ne peuvent pas tous faire du télétravail. Même son de cloche chez Armatures Bois-Francs. Dans cette entreprise, qui compte des usines à Victoriaville et à Châteauguay en plus de plusieurs chantiers, le président Éric Bernier promet deux choses : « De la flexibilité et de la compréhension. »

C’est sûr que ça bouscule et que ça dérange, mais on comprend la situation. Nos employés qui n’auront pas grand-papa, grand-maman, mon oncle ou ma tante pour s’occuper des enfants, on va leur permettre de travailler à distance quand c’est possible, de faire leur horaire puisqu’on a plusieurs quarts.

Éric Bernier, président d’Armatures Bois-Francs

Il estime que 350 de ses 500 employés sont des parents de jeunes enfants et seront touchés par les grèves. « La très grande majorité trouve des solutions à l’intérieur de leur cercle d’amis et de leurs parents », indique-t-il.

La majorité des employés des institutions financières ont déjà la possibilité de travailler à partir de la maison. Pour ceux qui doivent se rendre sur place dans les succursales, ils pourront discuter avec leur gestionnaire pour trouver l’option à privilégier, affirme Jean-Benoît Turcotti, chez Desjardins. Alexandre Guy, de la Banque Nationale, indique des solutions comme un horaire flexible et l’utilisation de congés. Merick Seguin, de la Banque Laurentienne, rappelle que « ce sont des processus internes qui sont maintenant bien huilés ; la pandémie avait apporté son lot d’imprévus, dont des fermetures d’écoles ».

D’autres solutions

Des écoles de karaté qui offrent des camps de jour habituellement pendant la semaine de relâche et l’été ont décidé d’ouvrir leurs portes spécialement à l’intention des parents. À Montréal, Karaté Sportif NDG/CSL accueillera les enfants de 7 h 30 à 17 h 15 du mardi au vendredi pour 180 $.

L’école Karaté Sunfuki St-Canut à Mirabel propose de son côté « Le camp de la grève » à 35 $ par jour. Le propriétaire Nicolas Saulnier a mis l’annonce sur Facebook mercredi et, déjà, une dizaine de parents l’a contacté. « On s’attend à avoir 40 enfants par jour, soutient-il, et nos deux filles de 14 et 15 ans, qui n’auront pas d’école non plus, vont venir nous aider. Ça va être le fun. Nos activités sont prêtes. »

« Ça va être un casse-tête incroyable »

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

François Vincent, vice-président, Québec, de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante

La fermeture des écoles sera un « casse-tête incroyable » pour les entreprises, surtout les plus petites qui ne peuvent compter sur le télétravail, prévient François Vincent, vice-président, Québec, de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI).

« On ne pourra pas changer des pneus dans une période de fort achalandage, rappelle-t-il en entrevue. On ne peut pas servir à partir de la maison des partys des Fêtes organisés au restaurant. On ne peut pas changer des fenêtres par Zoom ou par Teams. »

Un sondage récent commandé par la FCEI confirme son analyse : en octobre dernier, 57 % des propriétaires de PME se disaient préoccupés par l’impact potentiel d’une grève du secteur public sur leur entreprise et les petites entreprises du Québec. Jumelé à la pénurie de main-d’œuvre, cet arrêt de travail va vraisemblablement provoquer un ralentissement des activités.

« Il va y avoir des pertes de contrats », estime M. Vincent.

Cette tuile s’ajoute à un contexte difficile qu’a rappelé à plusieurs reprises la FCEI, soit la difficulté qu’auront nombre d’entreprises à rembourser avant le 18 janvier 2024 le prêt du Compte d’urgence pour les entreprises canadiennes (CUEC). Si elles ne respectent pas cette échéance, elles perdront la portion subvention, jusqu’à 20 000 $.

Le message de la FCEI dans les circonstances : « Il faut que le gouvernement envisage tous les scénarios et tous les coffres à outils disponibles pour ne pas faire traîner ce conflit de travail. »

La CCMM « à l’écoute »

À la Chambre de commerce du Montréal métropolitain (CCMM), le président et chef de la direction Michel Leblanc résume ainsi son attitude : « On laisse la situation arriver, on est à l’écoute des entreprises. On essaie de mesurer, quantifier les problèmes. Une fois que c’est déclenché, c’est notre rôle de faire pression pour que ça se règle. »

Il s’attend à ce que les organisations qui peuvent recourir au télétravail, notamment la CCMM qui avait annoncé un retour à 100 % au bureau, retrouvent rapidement les réflexes acquis avec la pandémie.

« Même dans les entreprises où les gens sont revenus au bureau, comme nous, c’est sûr que tous les employés qui ont de jeunes enfants vont pouvoir travailler de la maison jusqu’à ce que la grève se termine. »

Mais pour nombre de secteurs où le télétravail est impossible, il s’attend à « un effet immédiat de perte de productivité ». « On ne peut pas répondre aux besoins de base de la population avec des grèves qui empêchent le fonctionnement de base de la société. À un moment donné, on demande au gouvernement d’agir, comme on l’a fait dans le passé. Non pas en exigeant qu’une partie accepte les conditions de l’autre, mais en disant qu’il faut mettre fin à la grève par la médiation, l’arbitrage, ou éventuellement même une loi spéciale. »