Des armateurs craignent que le débrayage entraîne une perte de stocks « irremplaçable »

L’hiver s’annonce glissant dans les environs de Montréal si la Voie maritime du Saint-Laurent reste paralysée. On manquera de temps pour garnir les réserves de sel de déglaçage, avertissent les propriétaires de vraquiers. Pour des marchandises comme les céréales et les produits miniers, le compte à rebours s’accélère à cause du conflit de travail.

Au-delà des répercussions économiques et des perturbations de la chaîne d’approvisionnement, des armateurs ont décidé d’offrir des exemples concrets de ce qui pourrait survenir si le débrayage, qui en était à sa deuxième journée lundi, s’étire. Le Groupe Desgagnés a servi un avertissement écrit à huit élus fédéraux, parmi lesquels on retrouve notamment les ministres québécois Pablo Rodriguez (Transports), Mélanie Joly (Affaires étrangères) et Steven Guilbeault (Environnement).

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Le réseau Grands Lacs–Voie maritime s’étend sur 3700 kilomètres.

« Le port de Salaberry-de-Valleyfield constitue un point d’entrée essentiel pour le sel utilisé dans l’entretien des routes », écrit David Rivest, président-directeur général de Desgagnés Logistik, dans une lettre que La Presse a pu consulter.

Tout le retard dans le transport et le stockage du sel avant les mois d’hiver pourrait entraîner une perte irremplaçable. Cela menace à son tour la sécurité des usagers de la route de la grande région de Montréal pendant la saison hivernale.

David Rivest, PDG de Desgagnés Logistik, dans une lettre envoyée à des élus

Chez Groupe CSL, le directeur des affaires gouvernementales et externes, Guillaum Dubreuil, abonde dans le même sens. Celui qui est également président du conseil d’administration d’Armateurs du Saint-Laurent croit aussi que ce scénario guette également l’Ontario.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Une épandeuse de sel à Montréal, en février 2016

Après le conflit de travail ayant interrompu les activités au port de Vancouver l’été dernier, le gouvernement Trudeau doit intervenir dans le dossier de la Voie maritime du Saint-Laurent pour dénouer l’impasse, plaide M. Dubreuil.

« Il y a peut-être des villes qui ne recevront pas les pleines quantités de sel de route pour l’hiver, dit-il. Même des villes comme Toronto pourraient manquer de sel selon la sévérité de l’hiver qu’on va avoir. »

Mauvais moment

Le réseau de 15 écluses qui relie le bas du fleuve Saint-Laurent aux Grands Lacs cesse généralement ses activités vers la fin de décembre. Selon les informations gouvernementales, cela est attribuable à l’accumulation « importante de glaces » qui « empêche un fonctionnement sécuritaire » du système pendant l’hiver.

La grève des quelque 360 syndiqués d’Unifor perturbe les activités de navigation à un moment névralgique de la saison, qui coïncide également avec l’arrivée des récoltes céréalières de l’Ouest sur la côte Est avant d’être exportées à l’international. Le conflit de travail a également entraîné la fermeture de deux écluses (Eisenhower et Snell) en territoire américain.

PHOTO GRAHAM HUGHES, LA PRESSE CANADIENNE

Des travailleurs de la Voie maritime en grève manifestent à proximité de l’écluse située à Saint-Lambert, lundi.

Selon M. Rivest, c’est à l’automne que l’on stocke le sel de déglaçage acheminé depuis les Îles-de-la-Madeleine et l’Ontario, notamment. Sans accès aux écluses, il est impossible de ravitailler des sites névralgiques comme les ports de Salaberry-de-Valleyfield et de Sainte-Catherine, ajoute-t-il. Un vraquier achemine l’équivalent de ce qui peut être transporté par « entre 400 et 500 camions », affirme le dirigeant de Desgagnés Logistik.

« Il y a énormément de sel transporté pendant cette période où l’on effectue de la mise en pile avant la distribution hivernale », explique M. Rivest.

Si la grève perdure, les navires ne pourront pas rattraper le temps perdu. Il va y avoir des baisses de stocks. Pendant l’hiver, la marchandise est transportée dans les différentes réserves du ministère des Transports du Québec (MTQ).

David Rivest, PDG de Desgagnés Logistik

Un navire peut acheminer jusqu’à 25 000 tonnes de sel de déglaçage, explique la directrice des opérations et du développement au Port de Salaberry-de-Valleyfield, Isabelle Viau. Au cours d’un entretien téléphonique, elle n’a cependant pas voulu chiffrer l’ampleur des réserves que l’on retrouve habituellement sur le site.

« C’est expédié par camions aux municipalités environnantes, dit-elle. Ça peut se rendre jusqu’à certaines municipalités dans la région de Montréal. »

Au moment où ces lignes étaient écrites, le MTQ n’avait pas répondu aux questions de La Presse concernant l’approvisionnement en sel de déglaçage.

Un casse-tête

Pour les exploitants de vraquiers et laquiers, la grève a déjà des allures de casse-tête. Quelque 15 navires du Groupe CSL sont coincés dans les Grands Lacs. Chez Fednav, c’est une quinzaine de bateaux, quelque 10 % de la flotte totale de l’entreprise, qui sont bloqués.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Navire circulant sur la Voie maritime du Saint-Laurent, près du pont Samuel-De Champlain

« C’est déjà un énorme problème, souligne la directrice des relations externes, Nicole Trépanier. C’est comme si on jouait à Tetris. On essaie de bouger les morceaux pour que tout rentre. Si la grève persiste, on aura une dizaine d’autres navires qui seront affectés. Les contrats sont donnés à l’avance. Il y en a certains que l’on ne pourra pas honorer. »

Chez les Armateurs du Saint-Laurent, plusieurs membres annulent déjà des voyages prévus en fin de saison sur la Voie maritime. En moyenne, huit jours sont nécessaires pour effectuer un aller-retour d’un bout à l’autre du corridor, explique M. Dubreuil.

« On approche trois jours de grève et on compte entre quatre et cinq journées pour rattraper le retard », dit-il.

On ne peut pas faire de voyage partiel. Nous sommes déjà en train d’éliminer des voyages en fin de saison. Il faut s’assurer de sortir de la Voie maritime avant la fermeture. S’il nous manque deux jours en décembre, on ne fera pas le voyage.

Guillaum Dubreuil, de Groupe CSL

À l’Association du camionnage du Québec (ACQ), le président-directeur général, Marc Cadieux, appréhende aussi des retombées négatives sur son industrie, surtout si la grève se prolonge.

« Nous, du moment où [la marchandise] est en transformation, on est impliqués, donc les gens chez nous craignent que quand le goulot d’étranglement va serrer en deuxième phase, surtout dans les matériaux de construction et d’acier, on va manger un vrai coup dans les reins », illustre-t-il.

Dans une lettre envoyée au ministre fédéral du Travail, Seamus O’Regan, le président de l’ACQ dit même appréhender une « cascade de délais qui créeront une demande accrue de notre industrie, augmenteront les coûts et imposeront une pression sur notre secteur grandement perturbé par la pénurie de main-d’œuvre ». Après la crise de la COVID-19, « l’économie canadienne et nos chaînes d’approvisionnement ne peuvent pas se permettre une autre perturbation », dit M. Cadieux.

Avec Henri-Ouellette Vézina, La Presse

Peu de progrès

Malgré les appels à la négociation, rien ne laissait présager un rapprochement entre l’employeur et Unifor, lundi. Les salaires sont au cœur de l’impasse. La Corporation de gestion de la Voie maritime du Saint-Laurent a demandé au Conseil canadien des relations industrielles d’obtenir une exception à la grève pour le transport de céréales. Lundi après-midi, le cabinet du ministre du Travail du Québec, Jean Boulet, a invité Ottawa à « intervenir afin d’accélérer le processus de recherche de solution ». La déclaration ne faisait pas mention d’une loi qui forcerait les grévistes à retourner au travail.

La Voie maritime du Saint-Laurent en bref

Ouverte à la navigation en eau profonde depuis 1959

Quinze écluses : 13 du côté canadien et 2 aux États-Unis

Il faut environ 45 minutes pour traverser une écluse.

Plus de 36 millions de tonnes de marchandises y sont transportées.

Les produits agricoles (céréales) et miniers (minerai de fer, sel et pierres) représentent environ 80 % du commerce.

En savoir plus
  • 167 millions
    Somme en taxes et impôts générée par la Voie maritime du Saint-Laurent dans les coffres de Québec
    source : Retombées économiques du transport maritime dans la région des Grands Lacs et du Saint-Laurent
    66 594
    Nombre d’emplois soutenus par la Voie maritime du Saint-Laurent
    source : Retombées économiques du transport maritime dans la région des Grands Lacs et du Saint-Laurent