Les 25 à 44 ans changent d’emploi en moyenne tous les 5,5 ans. Ça n’a pas toujours été ainsi. Mais la dernière génération à avoir consacré sa vie entière à une seule entreprise aura bientôt quitté le marché du travail pour de bon. La Presse a fait le tour du Québec pour rencontrer ces travailleurs qui éprouvent encore du plaisir au boulot.

Nicole Turenne travaille sur la même chaîne de production depuis 56 ans. Âgée de 73 ans, elle ne parle pas de retraite. « C’est parce que je suis heureuse que je suis ici. »

Elle était encore adolescente lorsqu’elle a commencé à travailler comme couturière chez Chemise Empire, une entreprise de Louiseville, en Mauricie, spécialisée dans la confection d’uniformes notamment destinés à des policiers, pompiers et ambulanciers (Gendarmerie royale du Canada, Sûreté du Québec, etc.).

Chez Chemise Empire, il y a des employés affectés au taillage du matériel, d’autres à la pose des cols, des boutons et des poches des chemises. Nicole Turenne, elle, installe les poignets sur les manches des chemises depuis son arrivée dans l’entreprise à l’été d’Expo 67.

« J’avais 17 ans quand j’ai commencé ici. Je n’aimais pas l’école. Dans ce temps-là, ce n’était pas le secondaire. J’allais monter en 10e année. Cet été-là, j’ai demandé à une amie de dire à sa mère qu’elle donne mon nom à son employeur, Chemise Empire. La réponse fut instantanée : qu’elle vienne demain », raconte Nicole Turenne.

« Je ne savais même pas coudre. Tout ce que je savais est qu’après une aiguille, il y avait ce qu’on appelle un chas pour enfiler du fil. La première semaine, j’ai failli lâcher pour retourner à l’école. Ce n’était pas facile. Il y avait plein de choses à savoir pour quelqu’un qui n’avait jamais cousu. »

Elle s’est donné deux semaines pour essayer et voir si elle allait continuer ou poursuivre ses études. Elle a si vite maîtrisé son moulin à coudre qu’il n’a fallu que peu de temps à la direction pour lui trouver un surnom plutôt élogieux.

« Un jour, ma boss m’a dit que j’étais la Maurice Richard des poignets de chemise », lance Nicole Turenne.

Elle gagnait 90 cents de l’heure à ses débuts chez Chemise Empire pour des semaines de 40 heures à poser des poignets de chemise. Nicole Turenne admet maintenant gagner 23,25 $ l’heure. « Ça ne me dérange pas de le dire. Je ne l’ai pas volé ! »

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Nicole Turenne, 73 ans, en compagnie de sa collègue Annabelle Delorme, 16 ans, la plus jeune couturière de Chemise Empire aujourd’hui.

Séparée du père de sa fille depuis 1989, Nicole Turenne entre aujourd’hui à l’usine généralement trois jours par semaine. Parfois quatre. « J’aime ça parce que quand ma journée est finie, mon exercice est fait. Je n’ai pas besoin d’aller au Nautilus ou faire rouler une petite balle. Ça me donne aussi une discipline de vie parce que je suis un peu délinquante. Quand tu dînes à midi, tu ne dînes pas à 15 h ! », lance-t-elle.

« Ça me fait aussi faire mon social. Je n’ai pas besoin d’aller à l’épicerie pour dire mon seul bonjour ou ma seule parole de la journée. Il y a plein de beaux côtés à travailler ici. C’est une famille pour moi. J’adore ça. »

Ses collègues parlent d’elle comme d’une femme travaillante, efficace et ayant un grand cœur. Deux collègues soulignent que Nicole Turenne est venue leur porter de la soupe lorsqu’elles étaient malades ou en convalescence.

Perceptions et préjugés

À une certaine époque, on lui demandait fréquemment de rester à l’usine en fin de journée et parfois même en soirée pour faire des heures supplémentaires.

« Dans le temps, lors d’une bonne journée, je pouvais faire 560 chemises par jour à peu près. C’est plus de 1100 poses de poignets, ça, vous savez, parce qu’une chemise a deux manches ! Je pouvais travailler sur 80 chemises en une heure ! Je t’enfilais ça », raconte-t-elle.

Si Nicole Turenne possède évidemment beaucoup d’expérience et semble bien appréciée de ses collègues, elle ne cache pas avoir certaines craintes.

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En 56 ans de métier, Nicole Turenne dit avoir subi un nombre limité de petits accidents. Elle se souvient d’une fois notamment où une aiguille lui a transpercé un pouce d’un bord à l’autre.

« Dans l’idée du monde de façon générale, 73 ans est synonyme de moins performant. C’est de ça que j’ai peur. La minute que mon moulin brise ou casse, je stresse parce que j’ai peur qu’on associe mon âge au résultat de la production de ma journée », dit-elle.

« Le jour où je m’apercevrai que je n’ai plus ma place et que je ne suis plus performante, je n’attendrai pas qu’on me le dise et je vais m’en aller. Mais si je ne m’en aperçois pas, dites-le-moi, je ne voudrai pas rester. Ils ne veulent pas que je quitte, alors il faut croire que je fais encore l’affaire ! »

D’hier à aujourd’hui

« Dans le temps, on n’avait pas le droit d’aller fumer dans les toilettes. Mais ma boss de l’époque allait souvent fumer aux toilettes. Aujourd’hui, certains se font avertir parce qu’ils vont texter à la salle de bain. Ce n’est plus fumer, c’est texter ! Il y en a que quand ils sont constipés, ils le sont longtemps ! », raconte Nicole Turenne en riant.

Peu d’accidents

En 56 ans de métier, Nicole Turenne dit avoir subi un nombre limité de petits accidents. « Peut-être cinq maximum. Je me souviens de deux entre autres. Je me suis planté une fois une aiguille dans un pouce de bord en bord. Et une autre fois, j’ai eu des points de suture à un doigt. »

Bio

Nicole Turenne

Âge : 73 ans

Lieu de naissance : Louiseville

Lieu de résidence : Louiseville

Enfant : une fille de 49 ans

Métier : couturière

Employeur : Chemise Empire