Trop tôt ou trop tard… Certaines prouesses technologiques ont été réalisées au mauvais moment. Cet été, nous relatons quelques-uns de ces malheureux exploits dans le secteur du transport. Un petit voyage dans le temps…

En 1899, c’est un fabricant de taxis électriques qui était le plus important constructeur automobile en Amérique du Nord. Mais l’essence allait bientôt faire explosion.

À New York en 1899, vous pouviez emprunter un taxi électrique qui, à la défrisante vitesse de 15 km/h, vous amenait à destination sans hennissement ou pétarade ni odeur de crottin ou d’essence mal brûlée.

Le fabricant de ce véhicule était alors le plus important constructeur automobile en Amérique.

Son origine remonte à ce qui est sans doute la première voiture électrique à trouver une application commerciale : l’Electrobat.

L’aventure ne commence pas à Detroit, mais à Philadelphie.

L’ingénieur Henry G. Morris et le chimiste Pedro G. Salom y ont uni leurs compétences pour concevoir, sur la base d’une charrette de livraison, un véhicule électrique de 1930 kg – la batterie pesait à elle seule 725 kg ! – qui a parcouru à petite vitesse la rue principale de la ville, en août 1894.

IMAGE UNITED STATES PATENT AND TRADEMARK OFFICE, DOMAINE PUBLIC

Le brevet accordé le 11 juin 1895 pour la carriole électrique de Henry G. Morris et Pedro G. Salom

À peine leur invention brevetée, Morris et Salom ont construit une série de trois prototypes de tailles différentes.

  • Le plus grand des trois véhicules électriques Electrobat présentés en 1895 par Morris et Salom

    PHOTO TIRÉE DU HORSELESS AGE, 2 DÉCEMBRE 1895

    Le plus grand des trois véhicules électriques Electrobat présentés en 1895 par Morris et Salom

  • Le plus petit Electrobat de 1895, assemblé sur un châssis tubulaire en acier et doté de roues de bicyclette, ne pesait que 535 kg, ce qui en faisait le véhicule électrique le plus léger réalisé jusqu’alors.

    PHOTO TIRÉE DU HORSELESS AGE, 2 DÉCEMBRE 1895

    Le plus petit Electrobat de 1895, assemblé sur un châssis tubulaire en acier et doté de roues de bicyclette, ne pesait que 535 kg, ce qui en faisait le véhicule électrique le plus léger réalisé jusqu’alors.

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« Le plus grand des trois présente une apparence rutilante, avec une finition contrastée en rouge et noir, sans qu’aucune machinerie ne soit visible, à l’exception du levier de direction », décrit le mensuel d’avant-garde technologique The Horseless Age – l’ère sans cheval, ou l’ère post-équine –, dans son numéro de décembre 1895.

L’Electrobat ressemble vaguement à un crapaud, mais le suffixe « bat » ne réfère ni à batracien ni à batterie, mais au mot grec batein, signifiant « aller ».

Haut sur roues, il accueille le conducteur et un passager sur sa banquette frontale. Il est muni d’une traction avant et d’un train arrière directionnel. Son poids a été abaissé à 750 kg, le véhicule peut atteindre 32 km/h, avec une autonomie de 40 km, soutient la publication.

C’est sur cette base que les deux inventeurs vont réaliser une autre première mondiale, 115 ans avant Téo Taxi : une société de voitures taxis entièrement électriques.

Les indéniables avantages de l’électricité

Dans le numéro de janvier 1896 de The Horseless Age, Morris et Salom ont annoncé leur intention de fonder une entreprise pour la construction de leur véhicule électrique : l’Electric Carriage and Wagon Company.

En l’absence de stations de recharge, il serait irréaliste de viser le marché des voitures particulières. Ils veulent d’abord s’adresser aux services de voituriers et aux parcs de véhicules de livraison, qui peuvent recharger leurs batteries au dépôt durant la nuit.

En 1895, l’automobile électrique présente encore de sérieux avantages sur ses concurrents. Elle est plus rapide que le véhicule à essence, offre une plus grande autonomie que la voiture à vapeur, démarre instantanément sans qu’on ait à s’échiner avec une manivelle, elle est silencieuse et ne produit aucune émanation, au contraire du cheval et du moteur à explosion.

Les premiers taxis motorisés

Le 27 mars 1897, Morris et Salom lancent dans Manhattan un parc d’une douzaine de taxis électriques. Les deux passagers sont assis à l’avant et le conducteur à l’arrière, à la manière des fiacres londoniens. Ce sont sans doute les premiers taxis motorisés de l’histoire – la London Electrical Cab Company mettra ses premiers taxis électriques en service en août 1897, et Paris testera son premier fiacre électrique la même année.

PHOTO TIRÉE DU NEW YORK TRIBUNE, DOMAINE PUBLIC

Deux taxis Electrobat dans la 39e Rue, à Manhattan en 1898

Quatre mois plus tard, Morris et Salom écrivent à The Horseless Age pour faire état des premiers mois d’activité. Entre le 27 mars et le 1er août, leurs taxis ont parcouru 23 270 km, soit une moyenne de 2370 km pour les 10 taxis mis en service. Ils ont franchi en moyenne 18 km par jour et ont transporté un total de 4765 clients.

En panne de liquidités, l’entreprise est cependant incapable d’élargir son parc. L’article a néanmoins attiré l’attention d’un dynamique homme d’affaires new-yorkais, Isaac L. Rice.

Rice rachète l’Electric Carriage and Wagon Company à ses fondateurs, qui disparaissent alors de l’histoire, et fonde en septembre 1897 l’Electric Vehicle Company (EVC).

PHOTO TIRÉE DE LA SCIENTIFIC AMERICAN, 25 MARS 1899

Dans sa publication du 25 mars 1899, la revue Scientific American montre l’atelier où les batteries des taxis électriques new-yorkais sont remplacées. Dans cette stalle, la batterie rechargée est glissée sous le taxi pour être soulevée et mise en place.

À la demande de Rice, l’Electric Storage Battery, où il détient des intérêts, met au point un système de batteries permutables, qui peuvent être rechargées indépendamment et installées à bord des véhicules. Un vaste atelier est construit dans l’édifice d’une patinoire désaffectée, avec des stalles où les batteries sont glissées sous les voitures.

Au début de 1899, une centaine de taxis sont en service, nous informe la revue Scientific American, dans sa publication du 25 mars 1899. Leurs batteries leur procurent une autonomie de 40 à 48 km, à la vitesse normale de 13 km/h.

C’est alors que les fils commencent à s’emmêler.

Le Lead Cab Trust

En avril 1899, le financier new-yorkais William C. Whitney et quelques associés montent à bord, avec de grandes ambitions et un financement boursier important.

Ils entrevoient déjà une armada de 12 000 taxis sillonnant les rues des principales villes américaines et, pourquoi pas, européennes. Rapidement, l’EVC y met sur pied des services de taxis électriques à Chicago, Boston, Newport, Philadelphie, Washington. Un bureau est même ouvert à Paris pour étudier le marché européen.

PHOTO TIRÉE DE WIKIPÉDIA

Alfred A. Pope

La seule entreprise alors en mesure d’entreprendre une telle production est le plus grand fabricant de vélos en Amérique, la Pope Manufacturing, à Hartford. Son président Alfred A. Pope vient justement de se lancer dans la construction d’automobiles électriques, sous la marque Columbia.

Il s’associe avec l’EVC pour former la Columbia and Electric Vehicle. Elle reçoit une première commande de 200 taxis et bientôt de 1600 autres. À la fin de 1899, la Columbia est – brièvement – le plus important constructeur automobile aux États-Unis.

Le service de véhicules électriques lancé par Morris et Salom est devenu la plus grande entreprise automobile de l’époque. À son apogée, l’Electric Vehicle Company était à la fois le plus grand constructeur de véhicules et le plus grand propriétaire et exploitant de véhicules à moteur aux États-Unis.

David A. Kirsch, auteur de The Electric Car and the Burden of History

La dégringolade sera rapide.

La fin de la course

À New York, le service de taxis électriques semble faire ses frais, mais sur les autres marchés, une gestion approximative et un entretien déficient perturbent les activités.

La bulle éclate en 1901 avec la faillite de la filiale de Chicago, alors que des soupçons de magouilles boursières courent à propos de l’EVC, surnommée le Lead Cab Trust.

Les taxis new-yorkais survivent à la débandade, mais l’Electric Vehicle Company, étranglée, est incapable de renouveler son parc. L’entreprise disparaît en 1907.

Les voitures à essence prennent alors le relais, comme sur tout le réseau routier.

PHOTO TIRÉE DE WIKIPÉDIA

Une Ford Model T, en 1915

La découverte des grands gisements pétrolifères du Texas en 1901, la construction à grande échelle du Model T de Ford, dès 1908, et l’apparition du démarreur électrique, en 1912, ont condamné la voiture électrique.

La Columbia and Electric Vehicle, renommée Columbia Motor Car en 1908, a été acquise en 1910 par l’United States Motor, qui a elle-même fait faillite en 1912. La même année, alors qu’un petit cabriolet électrique coûte 1750 $, le piéton peut se procurer une voiture à essence pour 650 $.

De toute l’aventure, seule l’Electric Storage Battery a survécu jusqu’à nos jours, sous le nom d’Exide. Ironiquement, c’était le nom qu’elle avait donné en 1900 à la batterie spécialement conçue pour le service de taxis électriques new-yorkais.