Trop tôt ou trop tard… Certaines prouesses technologiques ont été réalisées au mauvais moment. Cet été, nous relatons quelques-uns de ces malheureux exploits dans le secteur du transport. Un petit voyage dans le temps…

En 1949, la Montreal Locomotive Works a livré au Canadien Pacifique les locomotives à vapeur les plus puissantes de l’histoire canadienne. Mais déjà, les locomotives au diesel apparaissaient dans le paysage.

Elle était haute comme une maison, longue comme deux autobus et demi.

À sa sortie de l’usine, en mars 1949, la Selkirk numéro 5935 était la plus puissante locomotive à vapeur jamais construite au Canada.

Ce sera aussi la dernière.

Songez-y : simplement en portant de l’eau à ébullition, cette bouilloire sur roues était capable de tirer un train de 90 wagons chargés.

La Selkirk 5935 faisait partie d’un lot de six locomotives à vapeur commandées par le Canadien Pacifique en 1948 et livrées l’année suivante.

On décrivait la Selkirk comme une 2-10-4 : deux petites roues à l’avant pour guider la locomotive sur les rails, 10 énormes roues motrices, presque hautes comme un homme, et enfin quatre petites roues porteuses à l’arrière, sous le foyer et la cabine.

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La locomotive Selkirk 5935, haute comme une maison

La locomotive était indissociable de sa remorque – un tender, disait-on. Lui-même monté sur 12 roues, le tender contenait ses réserves d’eau (55 000 litres, autant qu’une piscine hors terre de 24 pi de diamètre) et de mazout (19 000 litres).

Les Selkirk étaient « les plus imposantes locomotives à vapeur non articulées de tout le Commonwealth britannique », nous informe le musée ferroviaire canadien Exporail.

Or, ces monstres avaient été construits à Montréal.

La locomotive Selkirk

Longueur : 29,9 m

Poids : 204 tonnes

Hauteur des roues motrices : 1,6 m

Prix en 1949 : 259 668 $

Locomotives construites : 36

La MLW

La Montreal Locomotive Works (MLW) avait été fondée, on s’en doute, dans la ville du même nom en 1883, sous la raison sociale Locomotive and Machine Company of Montreal.

L’entreprise avait été rachetée par l’American Locomotive Company (ALCO) en 1904, à la suite d’une vague de consolidation qui avait déferlé sur toute l’Amérique.

PHOTO BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES CANADA, TIRÉE DU SITE HISTOIRESDECHEZNOUS. CA

L’usine de la MLW vers 1935, à l’angle des rues Dickson et Notre-Dame

Protégée par les barrières tarifaires instaurées par le gouvernement canadien, la MLW a construit des locomotives pour les plus grandes sociétés ferroviaires du pays : le Canadien Pacifique, le Grand Tronc, le Canadien National.

La Selkirk était son fleuron.

L’entreprise montréalaise avait lancé la construction de cette locomotive en 1929 pour le Canadien Pacifique. À la fin de l’année, la société ferroviaire avait pris livraison de 20 locomotives Selkirk de la classe T1a, numérotées de 5900 à 5919. Les engins de 204 tonnes pouvaient tirer aussi bien des wagons de fret que des voitures de passagers.

Le CP les destinait au franchissement des Rocheuses et de leur voisine, la chaîne Selkirk, qui a donné son nom à la locomotive. Entre Calgary et Revelstoke, en Colombie-Britannique, le parcours sinueux de 422 km était parsemé de tunnels et de côtes, dont certains tronçons montraient une considérable pente de 2,2 %. Au CP, on l’avait surnommée The Big Hill, la grande côte.

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Jean-Paul Viaud, conservateur d’Exporail, devant un autre fleuron du musée ferroviaire : la Royal Hudson 4-6-4 numéro 2850 du CP, qui a tiré le convoi royal lors du voyage du roi George VI et de la reine Élisabeth en 1939.

C’est une machine très puissante, mais pas nécessairement pour aller vite. Son rôle, c’est de tracter les trains dans les montagnes.

Jean-Paul Viaud, conservateur d’Exporail

En 1938, la MLW avait encore produit 10 autres locomotives Selkirk, numérotées de 5920 à 5929, dans son usine de l’est de Montréal, à l’angle des rues Dickson et Notre-Dame. Cette série T1b bénéficiait de plusieurs améliorations qui avaient fait maigrir la Selkirk de quelques tonnes, tout en accroissant sa puissance.

Courte explication à toute vapeur

Vous brûlez d’en savoir plus ? En deux mots : à l’arrière de la locomotive, un foyer, qui chauffe ici au mazout, porte l’air à haute température. L’air chaud et les gaz de combustion, tirés par une cheminée, passent par une série de tubulures qui traversent la chaudière remplie d’eau, au centre de l’engin. La vapeur produite par l’eau portée à ébullition s’accumule sous pression dans un dôme. De là, des conduites, contrôlées par des valves, la dirigent vers deux cylindres disposés à l’avant, de part et d’autre du châssis. Poussés et tirés par la pression, les pistons entraînent deux bielles reliées chacune à cinq roues motrices. Voilà, vous êtes sur les rails.

Une dernière commande

Durant la Seconde Guerre mondiale, l’usine de la rue Dickson s’est consacrée à la construction d’engins blindés pour l’armée canadienne. Après la guerre, la MLW s’était remise sur les rails en reprenant la construction de locomotives à vapeur. En 1948, le Canadien Pacifique lui a passé commande de six nouvelles Selkirk encore améliorées.

En raison du spectaculaire cadre montagneux dans lequel elles circulaient, de leur taille et de la belle livrée noir, gris et bordeaux du CP, les Selkirk étaient abondamment photographiées, au point qu’« elles sont probablement aujourd’hui les locomotives les plus connues d’Amérique », écrivait en 1948 un ingénieur du CP, dans Spanner, le journal interne de l’entreprise.

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Le CP faisait confiance à la Selkirk 5935 pour franchir les Rocheuses.

Le numéro d’avril-mai 1949 de Spanner raconte la première sortie de la Selkirk 5935, « qui devrait être la dernière locomotive à vapeur acquise par le Canadien Pacifique, les locomotives diesels étant la solution d’avenir ».

Avant d’être livrée à Calgary, la 5935 a été testée sur un parcours de 190 km entre Montréal et l’est de l’Ontario. « Ce jour-là, près d’un mille [1,6 km] de wagons de marchandises s’étirent derrière elle, 84 pour être exact, et deux seulement sont vides. Le chargement total s’élève à 4490 tonnes », décrit-on.

Le CP lui faisait encore confiance pour franchir les Rocheuses.

Du point de vue technologique, la Selkirk est le summum de ce qui se faisait à l’époque dans sa spécialité. Mais en même temps, le Canada commençait à étudier la possibilité de passer à la technologie des locomotives diesels-électriques.

Jean-Paul Viaud, conservateur d’Exporail

L’irrésistible poussée du moteur diesel

Déjà testées durant les années 1930, les locomotives diesels-électriques (leur gros moteur diesel était en fait une génératrice qui alimentait des moteurs électriques) avaient connu de spectaculaires progrès durant la guerre. Elles étaient moins massives, plus souples d’emploi et n’exigeaient pas l’intensif entretien des locomotives à vapeur. « Tous les cinq ans, les locomotives à vapeur avaient besoin d’être complètement démontées et reconstruites », rappelle Jean-Paul Viaud. C’est à cet entretien que se consacraient les immenses ateliers Angus du CP, dans le quartier Rosemont, qui disparaîtront eux aussi.

En 1949, la division des locomotives diesels-électriques de General Motors avait fondé la General Motors Diesel à London, en Ontario, pour desservir le marché canadien. La même année, la MLW avait commencé à construire des locomotives au diesel sous licence d’ALCO.

Paradoxalement, c’est un natif de Revelstoke, le terminus de la traversée des Rocheuses, qui a été l’instigateur du passage au diesel chez le Canadien Pacifique. Né en 1904, Norris Roy Crump avait commencé à travailler pour le CP à l’âge de 16 ans, tout en poursuivant ses études. Nommé président en 1955, il a présidé à la diésélisation complète du parc. Le CN a emprunté la même voie.

« En 1960, on peut dire que c’est terminé : le Canada a abandonné la vapeur », relate Jean-Paul Viaud.

Les six dernières Selkirk, celles construites en 1949, ont été retirées en 1959. Elles avaient à peine servi dix ans.

Cette locomotive représente le summum de ce qui se faisait en termes de technique. Mais en même temps, paradoxalement, elle était déjà dépassée par les nouvelles technologies. Elle constituait un point de bascule technologique, un chant du cygne, en quelque sorte, d’un Ancien Monde.

Jean-Paul Viaud, conservateur d’Exporail

Épilogue

Rachetée par la société américaine Worthington en 1964, puis par Bombardier en 1975, la MLW a entrepris la construction du train de passagers LRC (pour léger, rapide et confortable), dont la locomotive finement profilée a connu une carrière d’une vingtaine d’années dans le corridor Québec-Windsor.

Bombardier ayant abandonné la construction de locomotives en 1985, l’usine montréalaise a été cédée en 1988 à General Electric Canada, qui l’a définitivement fermée en 1993. Désaffectée, elle a brûlé quelques années plus tard.

Deux locomotives Selkirk ont échappé à la ferraille. La 5931 est conservée au Heritage Park de Calgary. La toute dernière construite, la 5935, fait l’objet des soins attentifs du musée ferroviaire canadien Exporail, à Saint-Constant.

Le vénérable engin arbore toujours sa belle livrée du CP.