(Ottawa) Après avoir réclamé une pause de six mois dans la recherche sur l’intelligence artificielle (IA), il y a deux semaines, le scientifique Yoshua Bengio presse les législateurs canadiens de prendre leurs responsabilités en adoptant, dans les plus brefs délais, le projet de loi C-27 qui vise à réglementer le développement de cette technologie aux multiples possibilités.

L’étude de ce projet de loi a peu progressé depuis son introduction à la Chambre des communes par le ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie, François-Philippe Champagne, il y a près d’un an. Le Parti conservateur s’y oppose parce qu’il ratisse trop large. Résultat : un bras de fer législatif entre le gouvernement Trudeau et l’opposition officielle retarde l’étude du projet de loi, présentement à l’étape de la deuxième lecture.

Selon M. Bengio, une sommité internationale en matière d’intelligence artificielle, tous les élus doivent prendre au sérieux la nécessité d’encadrer l’utilisation de cette technologie pour s’assurer des bienfaits pour la société. Le chercheur a lancé cet appel au terme d’une rencontre vendredi du conseil consultatif sur l’IA convoquée par le ministre Champagne.

Il y a une certaine urgence d’agir.

Yoshua Bengio

« C’est vraiment important d’agir maintenant. Il y a eu un changement fondamental dans les capacités de ces systèmes d’intelligence artificielle, qui peuvent se faire passer pour des êtres humains. Les élus doivent prendre leurs responsabilités face aux Canadiens, s’élever au-dessus de la lutte partisane et adopter le projet de loi C-27. C’est un bon projet de loi qui va devenir une référence internationale », a fait valoir M. Bengio dans une entrevue accordée à La Presse au terme de la rencontre.

Trois nouvelles lois

Le projet de loi C-27 vise à créer trois nouvelles lois : la Loi sur la protection de la vie privée des consommateurs, la Loi sur le Tribunal de la protection des renseignements personnels et des données et la Loi sur l’intelligence artificielle et les données.

En plus d’établir des exigences communes à l’échelle du Canada pour la conception, le développement et l’utilisation de systèmes d’IA, la loi permettrait d’interdire des conduites qui pourraient causer un préjudice sérieux aux individus ou un préjudice à leurs intérêts. Des amendes ou une peine d’emprisonnement pourraient être imposées en cas de violation de la loi.

Selon M. Bengio, ce projet de loi est un « exemple à suivre » parce qu’il s’appuie sur de « grands principes » et permet d’ajuster le tir pour protéger le public au fur et à mesure que la technologie évolue en adoptant des règlements nécessaires. « C’est très important parce que ça bouge très vite dans ce domaine », a-t-il expliqué.

M. Bengio et des centaines de grandes figures de la technologie à travers le monde ont publié une lettre ouverte le 29 mars demandant un moratoire mondial de six mois sur le développement de l’IA1. Ils estiment qu’un tel moratoire est nécessaire afin de s’assurer que cette technologie soit bien réglementée et utilisée pour le bien de la société.

Le PDG de Tesla, Elon Musk, le cofondateur d’Apple Steve Wozniak, et le cofondateur de Pinterest Evan Sharp font partie des signataires. Rappelons qu’Elon Musk a déjà qualifié l’IA en 2014 de « plus grande menace existentielle » pour l’humanité.

M. Champagne a décidé de convoquer une réunion d’urgence du comité consultatif à la suite du plaidoyer de ces experts.

Jusqu’ici, plus de 20 000 personnes ont signé la lettre ouverte qui visait à souligner que les laboratoires d’IA sont maintenant engagés dans « une course incontrôlée pour développer et déployer des systèmes d’IA toujours plus puissants, que personne, pas même leurs créateurs, ne peut comprendre, prédire ou contrôler de manière fiable ».

Selon le ministre Champagne, il serait possible d’adopter le projet de loi C-27 rapidement si l’opposition officielle faisait preuve de bonne volonté.

PHOTO PATRICK DOYLE, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

François-Philippe Champagne, ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie

« Il y a des inquiétudes légitimes qui ont été soulevées et qui ont été un peu exacerbées par ChatGPT-4. On se pose de plus en plus de questions sur la tournure de l’intelligence artificielle. J’en appelle au sens civique de mes collègues au Parlement », a affirmé M. Champagne, qui a accordé une entrevue à La Presse en même temps que M. Bengio.

« Il y a urgence d’agir pour protéger et innover de façon responsable. Pour ce faire, on doit fixer notre cadre national. Et le projet de loi C-27, pour moi, c’est important. Malheureusement, il est pris dans la politique partisane. On doit tous s’élever au-dessus de cela pour faire ce qui est dans l’intérêt national en se donnant un cadre réglementaire. Cela va nous permettre par la suite d’influencer le cadre international. »

1. Lisez « Musk, Bengio et un millier d’experts demandent une pause de six mois »