Au Québec, comme on aime dire, « le monde est petit », probablement plus que partout ailleurs en Amérique du Nord, une conséquence de notre situation culturelle et linguistique unique. Dans le monde des affaires, cette réalité incite les habitués à la prudence dans l’expression d’opinions. Par peur d’offenser quelqu’un qu’on recroisera, on s’en tient publiquement aux formules consensuelles saluant le vivre ensemble et l’air du temps. Cette prudence, excédant l’indispensable politesse, est souvent nécessaire.

Dernièrement, on remarque que cette dynamique, accentuée par l’hypersensibilité ambiante, est en voie de dépasser le statut de bienséance et de se muter en conformisme obligé pour les divers services des organisations. Les tensions sociales américaines, une géopolitique globale inquiétante, la désinformation et l’omniprésence de militants et d’activistes en ligne constituent des facteurs non négligeables. Au Forum économique de Davos, où une élite libérale mondialisée se réunit annuellement pour célébrer avec faste la mondialisation heureuse, on s’est inquiété à juste titre des « sociétés polarisées par la désinformation et la mauvaise information ».

Pour nos organisations, notamment celles communiquant avec le grand public, les défis sont nombreux.

Jadis, les experts en marketing pouvaient cibler une clientèle, sans crainte de s’en aliéner une autre. Les possibilités qu’offrent l’intelligence artificielle et les mégadonnées permettent d’ailleurs un ciblage gagnant en précision. Cette utilisation de données et le débat autour du consentement suscitent toutefois la méfiance d’une bonne partie du public. Les messages et publicités des entreprises, particulièrement les grandes, sont sous la loupe de bruyants groupes militants et activistes, particulièrement en ligne.

Un slogan publicitaire touchant une corde sensible, le ciblage d’un groupe communautaire particulier ou une communication simplement mal perçue risquent de se retourner contre l’entreprise. Et les perceptions triomphent parfois sur la réalité.

À l’intérieur des organisations, la dynamique est également influencée par le contexte actuel. Par exemple, les appels à l’équité, à la diversité et à l’inclusion (EDI) provenant du monde anglo-saxon, relayés par de puissants lobbys et militants, incitent beaucoup de nos organisations à se conformer à la hâte aux programmes EDI de nos voisins du Sud.

On oublie que ceux-ci font l’objet de sérieuses critiques, des observateurs américains favorables à la diversité allant jusqu’à dénoncer l’inauthenticité d’un certain capitalisme identitaire engendrant des comportements feints nés des programmes mal fignolés. Les exemples de tensions font aussi les manchettes ici, dans les milieux universitaires et médiatiques, laissant supposer que les cas rapportés ne sont pas isolés.

Une cadre québécoise d’une grande entreprise globale m’a récemment raconté qu’elle avait sidéré ses collègues et responsables des ressources humaines en demandant comment la diversité linguistique s’insère dans leur stratégie locale d’EDI. Ainsi, on a aussi observé que l’engagement emphatique envers la diversité dans quelques grandes organisations pouvait servir d’écran pour masquer une négligence évidente à assurer un lieu de travail en français au Québec.

Combien d’employés québécois devront se résigner à subir des formations EDI mal ciblées, souvent en anglais ? Combien de gestionnaires seront évalués sur leur habileté à répliquer les comportements exigés dans le playbook ?

On se conformera, on gardera le silence, pour continuer d’être bien vu à l’interne. Pourtant, la diversité est incontournable pour lutter contre une pénurie de talents qui finira par venir à bout de la résistance des derniers conseils de direction composés d’hommes nés dans le même rang. Une majorité claire de Canadiens appuient d’ailleurs les principes de la diversité et de l’inclusion, se disant toutefois inquiets de la façon dont ils sont implantés chez nous. À juste titre.

D’aucuns concluront que notre époque navigue à travers ses contradictions. Les réseaux sociaux étaient censés fournir une fenêtre sur le monde, on se désole de découvrir une plateforme où l’information est souvent tordue, vidée de tout sens, suscitant des craintes fondées et une grande prudence dans nos organisations. À l’intérieur de celles-ci, les appels à l’ouverture, à l’inclusion et au dialogue, légitimes et souhaitables, prennent parfois la forme d’un rouleau compresseur face à la diversité locale existante. Il faudra continuer d’encourager l’éthique et le dialogue, tout en évitant de plonger des organisations et des employés dans un univers parallèle, conformiste et aseptisé.