En raison de la pénurie de main-d’œuvre, de la lourdeur réglementaire et d’une rentabilité incertaine, des résidences privées pour aînés ferment leurs portes et le nombre de places ne suit plus la croissance rapide de la population âgée. La Ville de Montréal croit avoir trouvé une solution en interdisant la conversion des résidences privées.

« Je suis tannée de me battre », laisse tomber au bout du fil Johanne Duhamel, qui fermera sa résidence pour personnes âgées (RPA) de Notre-Dame-de-Stanbridge le 31 décembre.

La Presse avait pris un rendez-vous téléphonique avec l’infirmière de profession pour parler des enjeux auxquels font face les propriétaires de RPA. C’est plutôt de la fermeture de son établissement qui accueille 21 personnes autonomes et semi-autonomes qu’il a été question. Elle avait acquis la résidence en avril 2014.

Mme Duhamel énumère les raisons qui l’ont fait s’avouer vaincue : la surcharge de travail administratif à cause des règlements, la gestion du personnel et l’augmentation du coût de la nourriture et de la main-d’œuvre qui gruge la rentabilité.

PHOTO STÉPHANE CHAMPAGNE, ARCHIVES LA VOIX DE L’EST

Johanne Duhamel, propriétaire d’une résidence pour personnes âgées

Le dernier dossier, c’est celui des gicleurs. On n’a pas l’eau de la Ville, on a des puits. Ça coûte très cher. On parle des alentours de 400 000 $.Le gouvernement nous aide pour environ 200 000 $. Le reste doit venir de nos poches.

Johanne Duhamel, propriétaire d’une résidence pour personnes âgées

« J’ai essayé de mettre en vente la résidence, confie-t-elle. À cause du dossier des gicleurs, ça fait reculer le monde. »

Cet exemple est loin d’être unique. Au cours des six derniers mois, le registre des RPA certifiées par le ministère provincial de la Santé a perdu 60 résidences.

Le phénomène des résidences à la rentabilité fragile qui ferment est une réalité depuis plusieurs années. La Presse avait fait état du phénomène en 2019. Généralement situées en région, ces résidences qui ferment entraînent bien souvent le déracinement des personnes âgées et leur isolement. Dans bien des cas, les résidants doivent être transférés dans le réseau public, faute de place dans le privé. Contrairement aux RPA privées, l’État finance à 100 % la construction des places dans le réseau public.

Lisez l’article « Personnes âgées : fermeture de plus de 430 résidences en quatre ans »

« Le secteur est tombé »

De nouveaux complexes, souvent de plus de 200 logements, prennent la relève à l’occasion, ce qui fait que le nombre de places en RPA augmente néanmoins. Toutefois, la croissance s’engourdit sérieusement.

« Ça ne va pas bien dans les RPA », reconnaît Marc Fortin, PDG du Regroupement québécois des résidences pour aînés (RQRA). J’entrevois d’autres fermetures d’ici la fin de l’année. »

« Le secteur est tombé avec la pandémie et ne s’est pas relevé depuis », corrobore Christian-Pierre Côté, de la firme de données immobilières Côté Mercier, qui traque le marché des RPA depuis 2008. L’inoccupation touche 12,8 % des logements, selon le dernier rapport de la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL), qui date de 2021 ; la SCHL a cessé depuis de publier ces données.

Pour la clientèle des RPA, M. Côté accomplit des mandats pour des études d’opportunité et de faisabilité. « Les coûts de construction sont astronomiques et les frais d’exploitation ont explosé par rapport à la capacité de payer de la clientèle », dit-il pour expliquer l’apathie des promoteurs qui survient au moment où le nombre d’aînés explose au Québec.

La réalité est que les résidences privées font face à de sérieux défis.

À la Résidence Le Saint-Jude d’Alma, un complexe moderne où il n’est absolument pas question de fermer les portes, le bâtiment certifié RPA se concentre dorénavant sur une clientèle plus autonome (de catégorie 2, dans le jargon, plutôt que de catégorie 4).

« Ça nous a allégé la tâche, explique Daniel Beaulieu, directeur général. On aurait eu de la difficulté à respecter les exigences comme le nombre de personnes requises pour faire respecter le seuil de surveillance la nuit. »

Le 31 août dernier, Québec a publié une nouvelle version du règlement sur la certification des RPA de 17 pages.

Financement difficile

Le gouvernement a eu beau dans le passé mettre en place des programmes de modernisation pour aider les petites résidences à absorber une partie des frais découlant de l’alourdissement de la réglementation, les RPA de petite taille ont de la difficulté à se faire financer depuis que la SCHL n’assure plus les prêts hypothécaires des plus petites RPA, déplore le RQRA.

Résultat : les banques sont frileuses.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Lyne Prud’homme, PDG de la résidence Villa Fleurs de Lys, à Lanoraie

Si je veux vendre ma résidence ayant 28 logements, je ne trouverai pas d’acheteurs parce qu’ils n’auront pas de financement. Les institutions financières ne prêtent plus en bas de 75 ou 100 logements.

Lyne Prud’homme, PDG de la résidence Villa Fleurs de Lys, à Lanoraie

Précisons que Mme Prudhomme ne tient ni à vendre sa résidence ni à la fermer. Elle a accepté de parler à La Presse pour faire connaître aux lecteurs la réalité des propriétaires de petites résidences en région.

« Pour les transactions futures dans l’industrie dans son ensemble, je ne suis pas certaine que les immeubles vont continuer en RPA, croit-elle. Peut-être que les résidences vont être changées en immeubles à revenus. »

Outre l’aspect financier, la gestion du personnel cause des maux de tête. « Si on arrive financièrement, c’est parce que je ne me paie pas de salaire. Je paie un salaire de 40 heures par semaine à mon conjoint qui en fait le double », affirme Gaétan Nadeau, copropriétaire de L’Auberge du Louis d’Or, à Danville. Lui non plus n’entend pas fermer sa résidence en dépit des difficultés.

Un propriétaire de RPA avec unités de soins, qui ne veut pas être nommé pour ne pas nuire à sa résidence, se plaint que le gouvernement a rendu permanentes les primes pour les travailleurs du réseau public en même temps qu’il a annoncé le retrait progressif des primes aux préposés dans les RPA privées à partir de mars prochain. « Si j’abaisse leurs salaires à la suite du retrait des primes, mes employés vont partir pour aller travailler au public en ressources intermédiaires ou en CHSLD. Le jour où je perds mes employés, je vide la résidence. »

L’arbitraire qui règne dans le financement des soins nécessaires aux résidants en perte d’autonomie constitue un autre casse-tête, ajoute Gaétan Nadeau. « On ne connaît pas les barèmes du CLSC, dit-il. Il ne donne pas toute l’information à laquelle les citoyens ont droit sur les remboursements de soins personnels. Il faut toujours se défendre face au CIUSSS [autorité régionale de santé]. On a toujours l’impression qu’ils sont dans l’arbitraire », critique-t-il.

Les élus se donnent un droit de veto sur le sort des RPA privées à Montréal

Que diriez-vous si vous deviez obligatoirement demander la permission aux élus municipaux pour décider du sort de votre entreprise ?

La Ville de Montréal a annoncé le 1er octobre que la plupart des arrondissements ont adopté ou allaient adopter un règlement pour interdire la conversion des résidences privées pour personnes âgées (RPA) en un autre usage.

Le règlement a surtout pour but d’empêcher un propriétaire de RPA de transformer sa résidence en immeuble locatif traditionnel.

Les exploitants de RPA, qui doivent déjà se démener avec une série d’enjeux qui fragilisent leurs activités (voir l’onglet précédent), sont en furie, si on se fie à la réaction du DG de leur regroupement.

C’est une farce monumentale que la Ville est en train de mettre de l’avant. C’est absolument ahurissant de ne rien comprendre d’une industrie et de ne pas parler aux gens qui sont dans l’industrie. C’est inquiétant. C’est de la petite politique. La Ville se fait une belle image sur le dos des gros méchants [les propriétaires de RPA].

Marc Fortin, PDG du Regroupement québécois des résidences pour aînés (RQRA)

L’organisme entend contester devant les tribunaux la légitimité du règlement.

Selon le professeur François Des Rosiers, de l’Université Laval, les perdants du règlement sont les propriétaires de petites résidences qui font face à des enjeux de rentabilité. « Quand les choses tournent mal, dit-il, ils peuvent espérer sauver une partie de leur mise en vendant l’immeuble à un acquéreur qui en changera la vocation. »

Au 31 mars 2022, on dénombrait 192 RPA dans l’île de Montréal, dont 93 de moins de 100 places.

Cas type

Avec son règlement, la Ville cherche à éviter une répétition de la situation vécue à la résidence Mont-Carmel, au centre-ville de Montréal, où le nouvel acquéreur a converti une RPA en immeuble locatif sans suivre les règles et sans ménagement à l’égard des occupants âgés.

« On vient seulement donner un usage à un bâtiment. Quand on tombe dans le volet zonage, la Ville est absolument dans sa compétence. Il ne peut pas y avoir de conversion d’usage du bâtiment en d’autres choses que services de soins de santé, à moins de passer par un PPCMOI [projet particulier de construction, de modification ou d’occupation d’un immeuble] », explique dans un entretien téléphonique Robert Beaudry, conseiller de la ville du district de Saint-Jacques, au centre-ville, et membre du comité exécutif.

En effet, le règlement prévoit que le propriétaire qui souhaite convertir sa résidence, par exemple parce qu’elle est déficitaire, devra demander la permission aux élus de changer le zonage, plus précisément par un PPCMOI.

« Ça nous permet de traiter les exceptions quand ça a du sens ; par exemple, pour transformer une RPA privée en logements sociaux gérés par un OBNL [organisme à but non lucratif] », précise l’élu.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Robert Beaudry, conseiller de la ville et membre du comité exécutif

On adopte ce type de règlement pour protéger l’intérêt collectif par rapport à l’appât du gain privé.

Robert Beaudry, conseiller de la ville et membre du comité exécutif

Malgré ses impacts considérables sur le sort de ces entreprises et de leurs propriétaires, le règlement n’a pas fait l’objet d’une consultation particulière à l’externe, reconnaît M. Beaudry. Comme pour tout règlement de zonage, la population pouvait se faire entendre entre la première et la deuxième lecture du règlement.

Il invite M. Fortin et le RQRA à communiquer avec lui pour lui faire part de leurs doléances.

Faire fuir l’investissement privé

Pour le porte-parole du regroupement des RPA, le règlement restrictif aura pour effet de freiner l’ajout d’unités d’hébergement sur le territoire de Montréal.

« Dans trois à cinq ans, il y aura une pénurie de logements pour aînés, affirme Marc Fortin, parce qu’avec des règlements comme ça et des expropriations déguisées, les promoteurs vont aller bâtir ailleurs. La Ville nous a mis dans un sac et nous frappe avec un bat de baseball. »

M. Beaudry rejette l’argument d’un revers de main. « J’aimerais qu’on m’explique pourquoi ça le rend moins attrayant. »

Dans sa pratique, l’évaluateur Christian-Pierre Côté, de la firme de données immobilières Côté Mercier, observe que le bâtiment vaut beaucoup plus cher en tant qu’immeuble locatif traditionnel que comme RPA, ce qui peut accélérer le phénomène des conversions, souligne-t-il. Il s’est penché récemment sur un cas à Québec où l’écart de valeur tournait autour de 20 % en faveur d’une conversion en immeuble d’appartements locatifs.

« Le règlement ratisse beaucoup trop large, soutient-il. Dans le cas des petites résidences, ce n’est pas justifié. En les excluant, ça serait déjà moins pire. »

En savoir plus
  • 94 %
    Proportion des résidants satisfaits de leur résidence, selon les résultats d’un sondage mené par la firme Léger auprès de 1200 résidants en 2017
    Source : RQRA