L’entrepreneur et philanthrope André Chagnon, l’homme du câble, est mort dans la nuit de vendredi à samedi à l’âge de 94 ans, a annoncé sa famille dans un communiqué.

Né dans le quartier Ahuntsic de Montréal en 1928, André Chagnon a fondé l’entreprise de services électriques E. R. Chagnon et Fils en 1957, à 29 ans. Il l’a revendue sept ans plus tard pour fonder Télécâble Vidéotron en 1964, 12 ans à peine après l’entrée de la télévision au Canada.

D’abord compagnie régionale de télédistribution, Vidéotron deviendra au fil des ans le troisième câblodistributeur en importance au Canada et le premier au Québec.

En compagnie des Pierre Péladeau, Paul Desmarais, Laurent Beaudoin, Jean Coutu, les frères Lemaire, Rémi Marcoux et Serge Godin, André Chagnon fait partie de cette génération d’entrepreneurs qui ont contribué à la prise en main de l’économie du Québec par les francophones.

Multiples acquisitions

Visionnaire, M. Chagnon multiplie les acquisitions au fil des ans.

En 1980, il met la main sur Câblevision Nationale. Cinq ans plus tard, il inscrit le groupe Vidéotron à la Bourse. Suit, en 1986, l’achat de Télé-Métropole (futur Groupe TVA), qu’il revend en 1997 lors de l’acquisition de CF Cable.

Parallèlement, M. Chagnon lance le service de sécurité à domicile Protectron (1988), les SuperClubs Vidéotron (1989) et le service internet (1996).

En 2000, la mise en vente de Vidéotron provoque une bataille épique entre Rogers, de Toronto, et Québecor, le candidat de la Caisse de dépôt et placement du Québec, alors deuxième actionnaire de Vidéotron. Québecor Média remporte finalement la mise en faisant l’acquisition de Vidéotron au prix de 4,9 milliards.

Après la transaction, M. Chagnon quitte Vidéotron, après 37 ans de carrière, et met sur pied la Fondation Lucie et André Chagnon, plus importante fondation familiale au Canada, avec un don de 1,4 milliard.

Collection d’honneurs

L’entrepreneur et philanthrope a collectionné les honneurs au fil des ans. En 2002, il est intronisé au Temple de la renommée de l’entreprise canadienne. Officier à la fois de l’Ordre national du Québec et de l’Ordre du Canada, M. Chagnon se voit décerner un doctorat honoris causa par l’Université McGill, par l’Université Concordia, par HEC Montréal et par l’Université d’Ottawa.

Récipiendaire de la médaille d’honneur de l’Assemblée nationale, André Chagnon est nommé Grand Montréalais par la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, et Grand bâtisseur de l’économie du Québec par l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques.

Nombreux hommages

À l’annonce de son décès, les hommages ont fusé.

« Le Québec perd un homme brillant et visionnaire, avec le décès d’André Chagnon. Je l’ai consulté depuis que je suis en politique », a dit le premier ministre du Québec, François Legault, sur son compte Twitter.

« Aujourd’hui, nous perdons un véritable monument. Mes condoléances à la famille et aux proches, a fait savoir dans un gazouillis la cheffe du Parti libéral du Québec, Dominique Anglade. Monsieur Chagnon était un grand homme impliqué dans de nombreuses œuvres caritatives et fondateur de la Fondation Lucie et André Chagnon. Merci M. Chagnon. »

« Monsieur André Chagnon, pour lequel mon père avait une grande estime, a su reconnaître et saisir toute l’importance, comme le potentiel, du secteur des télécommunications au bénéfice des Québécois/es en fondant Vidéotron », a dit Pierre Karl Péladeau, actuel président et chef de la direction de Vidéotron, sur Twitter.

L’électricien qui trouva le bon câble

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André Chagnon, en 1986

Les télés sont en noir et blanc et c’est avec des « oreilles de lapin » qu’on capte, parfois avec de la neige dans l’écran, le 2 (Radio-Canada) et le canal 10 (Télé-Métropole). C’est la fin des années 1950.

L’électricien André Chagnon vient de fonder sa petite entreprise de services électriques, E. R. Chagnon et Fils Ltée. Il a 31 ans. C’est un entrepreneur prospère qui marche dans les traces de son père, lui-même électricien.

Au milieu des années 1960, André Chagnon crée Vidéotron et capte les signaux d’un marché prometteur, mais encore largement inexploité : la télédistribution.

« C’est en grimpant dans les poteaux, alors qu’il travaille comme électricien pour ses clients, qu’il découvre qu’il y a un fil qui peut servir à quelque chose ! », raconte, encore amusé, Jacques Nantel, professeur titulaire en marketing à HEC Montréal.

Il s’agit de brancher des fils au téléviseur pour créer une nouvelle magie des ondes ! L’électricien, qui a la fibre entrepreneuriale, vient de prendre la mesure de l’immense potentiel commercial de la câblodistribution. Il ne lui reste plus qu’à créer son entreprise d’installation du « câble ».

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Jacques Nantel, professeur titulaire en marketing à HEC Montréal

Il a hypothéqué sa maison et tous ses biens pour se lancer dans cette aventure.

Jacques Nantel, qui a siégé au conseil d’administration de Vidéotron pendant cinq ans

Le défi était risqué. Il ne suffisait pas de « câbler » les foyers québécois dans les marchés urbains où Vidéotron souhaitait faire une percée. Il fallait aussi vendre l’idée aux futurs abonnés qu’ils auraient accès à plus de chaînes de télévision, avec une image plus nette… et sans neige.

Mais il n’y avait pas que le câble. En 1986, André Chagnon fait l’acquisition de Télé-Métropole (CFTM-TV), le canal 10, alors considérée comme « la plus importante chaîne de télédiffusion privée d’expression française en Amérique du Nord ». Il est désormais câblodistributeur et télédiffuseur, et ce qui deviendra le Groupe TVA entre dans la constellation Vidéotron.

Faire de l’argent, mais…

Gilles Nolet a connu « l’électricien visionnaire » du temps où il siégeait, lui aussi, au conseil d’administration du câblodistributeur.

« Dans son marché, se souvient-il, il était capable de voir ce qui allait se produire bien avant les autres. »

Il a aimé les qualités de l’homme. « Il se préoccupait des autres, résume-t-il. Mais il le faisait sans faire trop de bruit. »

Faire de l’argent n’était pas pour lui l’objectif ultime à atteindre. Il a toujours considéré tout à fait normal que ses associés, qui avaient pris des risques à ses côtés, puissent partager avec lui le fruit de leurs efforts.

Gilles Nolet, qui a siégé au conseil d’administration de Vidéotron

C’est ainsi, dit-il, qu’une vingtaine de ses collaborateurs sont devenus « millionnaires » après la vente de Vidéotron à Québecor, après avoir exercé leurs options.

Valeurs familiales

Son fils Claude affirme avoir « toujours beaucoup respecté à la fois l’entrepreneur et l’homme de famille » qu’a été André Chagnon tout au long de sa carrière.

« Il travaillait beaucoup pour positionner son entreprise, reconnaît-il d’emblée. Il savait trouver l’équilibre entre le travail et sa famille. La fin de semaine, il était avec nous. Il était présent. Quand il était là, il était là. »

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André Chagnon, Colette Taylor, vice-présidente développement philanthropique chez Portage, et le fils d’André, Claude Chagnon, en février 2020

Il affirme en outre avoir toujours eu avec lui une relation « axée sur des valeurs d’authenticité ».

Cela explique pourquoi il dit avoir réussi à grimper les échelons au sein de l’entreprise sans avoir à plaider qu’il était « le fils du président ». « Je n’ai jamais eu de conflits, je n’ai jamais eu de problèmes à me faire valoir », dit-il à ce propos.

Il arrivait parfois que son père en fasse un peu trop, bien involontairement, pour lui faciliter la tâche. « Quand cela se produisait, se souvient-il, je lui rappelais, amicalement, qu’il n’avait pas besoin de faire ma job ! Je comprenais qu’il avait du mal à se détacher. C’était normal. Cette entreprise-là, il l’avait bâtie ! »

« À vrai dire, on s’est toujours bien entendus. On avait un bon modus operandi », rappelle celui qui est président du conseil d’administration de la Fondation Lucie et André Chagnon.

Avec la collaboration de Rollande Parent

« Il craignait de se faire avaler par Bell »

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Québecor a acquis Vidéotron en 2000.

André Chagnon craignait de « se faire avaler par Bell » lorsqu’il a pris la décision de vendre Vidéotron, s’était souvenu feu Michel Nadeau, alors qu’on l’interrogeait sur les coulisses de la transaction, en 2015.

« Il constatait que la business de la câblodistribution était en train de changer, avait précisé l’ex-numéro deux à la Caisse de dépôt et placement. À l’époque [en 1999], Bell était un bulldozer, avec des liquidités totalisant 5 milliards. Il prenait conscience qu’il ne pouvait plus rivaliser à armes égales contre ce géant. »

C’est dans ce contexte que l’homme d’affaires Ted Rogers, PDG de Rogers, a cogné à la porte du grand patron de Vidéotron.

« Ça faisait un certain moment qu’il tournait autour, rappelait Michel Nadeau, lui-même décédé il y a un an. Mais cette fois, il a dit à M. Chagnon : “On va faire une transaction et un échange d’actions.” Il lui a fait une proposition bien enrobée. »

La vraie négociation

M. Nadeau ne cachait pas que personne ne souhaitait voir une entreprise de Toronto s’emparer de ce « joyau québécois ».

« Il était venu nous voir à la Caisse pour nous annoncer qu’il y avait un accord et qu’il négociait déjà certaines choses avec Ted Rogers », résumait celui qui a ensuite occupé le poste de directeur général de l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques.

C’est à ce moment précis que le vent a tourné.

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Michel Nadeau, ex-numéro deux à la Caisse de dépôt et placement du Québec

On a dit à M. Chagnon : “Si vous fusionnez avec Rogers, ça va donner quoi ?” On ne voulait pas voir Rogers s’emparer de Vidéotron et tout concentrer à Toronto.

Michel Nadeau, ex-numéro deux à la Caisse de dépôt et placement

« On se disait alors que la câblodistribution et TVA, il fallait garder ça ici, et l’avenue à explorer, c’était Québecor », évoquait-il après coup.

Cela devait permettre l’entrée en scène de Pierre Karl Péladeau, dont l’empire Québecor prit alors une participation de 55 % dans Vidéotron, et la Caisse, 45 %, dans une transaction de 4,9 milliards.

Michel Nadeau assurait qu’André Chagnon avait vendu à Québecor — et non pas à Rogers – en raison de l’intervention de la Caisse de dépôt. Il avait le sentiment que c’était la chose à faire, dans les circonstances.

« Mais pour renverser la vapeur, rappelait-il, on a dû exercer notre droit de premier refus. Il faut comprendre qu’on était partenaires de Vidéotron depuis 25 ans. On avait toujours été là, à ses côtés, pour l’aider à prendre de l’expansion. »

La relève de son fils

Il n’en demeure pas moins que la vente de Vidéotron, survenue à la fin de l’été 2000, a entraîné un changement de culture au sein de l’entreprise et modifié les plans de carrière de plusieurs hauts dirigeants, à commencer par Claude Chagnon, le fils d’André.

« Je venais d’être nommé président et chef de la direction [en janvier 2000]. On s’apprêtait à lancer la téléphonie, évoque-t-il. J’ai ressenti une certaine déception quand l’entreprise a été vendue. »

« J’aurais aimé ça, continuer à diriger l’entreprise, ajoute-t-il. Mais je comprenais la décision prise par mon père. »

Il avait 45 ans, à l’époque. Il travaillait chez Vidéotron depuis 20 ans. « J’étais responsable des opérations depuis quelques années, dit-il. On avait tout regroupé. Je chapeautais les opérations au Canada et en Angleterre. »

Il était « la relève » au sein de l’entreprise bâtie par son père électricien.

« On avait des produits innovants, une équipe formidable, une solide expertise, résume-t-il. Le climat de travail était agréable. Mais on a dû laisser ça derrière nous. »

Vidéotron était alors numéro un au Québec et le troisième acteur en importance au Canada.

Un homme impliqué dans la société

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André Chagnon et son épouse, Lucie Chagnon, en 2011

Quand André Chagnon a vendu Vidéotron, l’électricien de métier n’a pas eu envie d’aller planter des carottes.

Il a plutôt mis sur pied la Fondation Lucie et André Chagnon, la plus importante fondation privée au Canada, avec des actifs de 2,3 milliards.

« Ça faisait un bon moment qu’il y pensait, à sa Fondation, évoque son fils Claude. Ça s’est concrétisé quand il a vendu à Québecor. Il pouvait enfin réaliser son rêve. »

Il rappelle que son père souhaitait alors « développer et améliorer la santé des jeunes Québécois et de leurs parents », non seulement par la prévention de la pauvreté et de la maladie, mais également par la promotion d’un environnement sain et de bonnes habitudes de vie.

Aider des handicapés

« Mon père a toujours insisté pour qu’on s’occupe des moins bien nantis, des personnes nées avec un handicap, souligne Claude Chagnon. Alors qu’il était président de Vidéotron, il tenait à ce qu’on embauche des handicapés avec une légère déficience physique ou intellectuelle pour l’entretien ménager des bureaux ou des décodeurs. »

« Il était issu d’une famille modeste. Il nous a toujours dit qu’on ne peut manger que trois repas par jour ! Il estimait qu’il fallait aider ceux qui en avaient le plus besoin », évoque-t-il.

Outre la Fondation, André Chagnon a été cofondateur du Portage, voué à la réhabilitation des jeunes toxicomanes.

Son épouse a été emportée par la maladie d’Alzheimer en août 2014, à l’âge de 85 ans, et cela explique pourquoi il s’est investi avec détermination, vers la fin de sa vie, pour faire de la prévention et pour ralentir la progression de ce fléau.