« Je suis fière de moi. Je suis contente. »

Debbie Chachai parle tout bas. Ces mots, elle les apprivoise encore. L’Atikamekw de 40 ans vient de récupérer l’autorité parentale de ses enfants. Elle en a 11, 3 sont adultes.

Cet accomplissement, elle l’a réalisé grâce à son progrès avec les services sociaux de sa communauté, depuis l’adoption de la première loi atikamekw sur la protection de la jeunesse.

« Je ne manque jamais un rendez-vous », lance la mère de famille. Son mari, père de neuf de ses enfants, est décédé d’une mort violente, il y a six ans. Nul doute que Debbie revient de loin.

Sa fille Saskia est assise à ses côtés. L’adolescente de 14 ans, silencieuse, observe sa mère qui a accepté de se confier à La Presse. Sur son t-shirt, plusieurs photos de famille imprimées, dont une du mariage de ses parents.

Dans un geste tendre, la jeune fille, qui vit maintenant avec sa mère, lui prend la main. « Moi aussi, je suis fière d’elle », murmure-t-elle.

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L’adolescente est fière du chemin parcouru par sa mère.

Une lumière bleue de novembre éclaire la maison de la cousine de Debbie, Betty-Anne Awashish, qui nous a ouvert sa porte. Nous sommes au cœur d’Opitciwan, en Mauricie, une communauté isolée, accessible seulement en parcourant des centaines de kilomètres de chemins forestiers.

Il faudra quitter les lieux avant que la nuit tombe pour s’assurer d’une bonne visibilité. Il est aussi préférable de compter sur une radio pour s’annoncer à chaque kilomètre et prévoir la rencontre de poids lourds chargés de bois dans un virage étroit.

C’est le quotidien des quelque 2500 Atikamekw de la communauté, habitués à mettre des heures pour obtenir des soins de santé, consulter un spécialiste ou même faire l’épicerie. Pas étonnant que la quête d’une plus grande autonomie préoccupe les autorités locales.

Opitciwan est devenue, il y a deux ans, la première communauté au Québec à avoir le plein contrôle de ses services de protection de l’enfance. Le Conseil des Atikamekw d’Opitciwan a adopté sa propre loi pour s’affranchir de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ).

Ce pas vers l’autodétermination a été rendu possible en vertu de la jeune loi fédérale C-92, qui reconnaît les compétences des Premières Nations en matière de services à l’enfant et à la famille.

Le gouvernement Legault en conteste la constitutionnalité puisqu’elle empiète sur sa compétence, selon lui.

Après avoir été en partie débouté devant la Cour d’appel, le Procureur général du Québec s’est adressé en mars à la Cour suprême. Le plus haut tribunal du pays doit trancher la question au début de 2024.

Et par la bande, décider de l’avenir du modèle atikamekw (voir autre texte).

« Ça nous inquiète tous », admet la directrice de la protection sociale atikamekw, Nadia Petiquay, rencontrée à ses bureaux.

Parce que la Loi de la protection sociale atikamekw d’Opitciwan (LPSAO) donne déjà des résultats : le taux de placement a baissé de près de 10 % uniquement chez les 0-4 ans, depuis 2022. Il n’y a eu par ailleurs « presque aucun » placement en dehors de la communauté.

Les enfants se trouvent à 100 % dans des familles d’accueil atikamekw, où ils peuvent parler leur langue maternelle et conserver leur culture, explique Mme Petiquay. Ce taux tournait autour de 60 % avant l’entrée en vigueur de la LPSAO. « Les enfants se sentent plus écoutés, plus respectés », relate-t-elle.

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Nadia Petiquay, directrice de la protection sociale atikamekw d’Opitciwan

L’intérêt de l’enfant et le maintien de la culture atikamekw. C’était principalement nos points de repère [lors de l’élaboration de la loi].

Nadia Petiquay, directrice de la protection sociale atikamekw d’Opitciwan

Au moins une centaine de dossiers ont également été déjudiciarisés après leur rapatriement sous la loi locale. Le nouveau modèle ne prévoit d’ailleurs pas de recours au tribunal. Si les parents refusent de collaborer, c’est le conseil d’arbitrage atikamekw qui est saisi du dossier. Ce n’est pas encore arrivé.

« Les gens sont moins réticents, moins craintifs qu’avant parce qu’on était vu comme la DPJ. On était sous sa direction. Il fallait appliquer ce que disait le CIUSSS, des fois ça brassait », rappelle Mme Petiquay.

La protection de l’enfance d’Opitciwan en chiffres

290

Nombre d’enfants atikamekw relevant de la LPSAO

53

Nombre d’employés des services de protection de l’enfance d’Opitciwan, dont 37 sont autochtones

90

Nombre de familles d’accueil autochtones, dont 20 en milieu urbain

Source : Conseil des Atikamekw d’Opitciwan

Du temps en famille

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Une cousine de Debbie, Betty-Anne Awashish (à droite), s’occupe de l’une de ses filles.

Dans le cas de Debbie, plus aucun de ses enfants n’est sous la protection de la DPJ. La protection sociale atikamekw s’occupe maintenant de cinq d’entre eux. Elle peut les voir beaucoup plus souvent, relate-t-elle. Une de ses filles habite d’ailleurs chez sa cousine, depuis plusieurs années.

« Avec l’ancienne DPJ, c’était aucun contact à moins que cela soit prévu selon un calendrier », relate Betty-Anne. Avec la loi atikamekw, c’est plus simple d’avoir des visites et même des « dodos » à la maison, ajoute Debbie, installée à la table de la cuisine.

Cela l’a aidée dans sa guérison.

L’approche est en effet différente, assure Nadia Petiquay. Les interdictions de contact « n’existent pas » dans la loi autochtone, sauf pour de rares exceptions.

« On voit la différence. Les familles sont plus motivées », assure-t-elle.

Dans le cas d’abus sexuel, le directeur de la protection sociale maintient dans la loi atikamekw la responsabilité d’appliquer « l’entente multisectorielle pour les enfants victimes d’abus sexuels, de mauvais traitements physiques ou d’absence de soins menaçant leur état de santé physique » du gouvernement québécois, qui prévoit notamment des mécanismes d’enquête policière.

On tentera aussi de déplacer l’enfant dans la famille élargie, plutôt que de le déraciner complètement, explique Mme Petiquay. « On a eu quelques cas déjà et on a pu maintenir l’enfant dans son milieu, soit avec un parent, un oncle ou une tante. Avec tout ça, ils savent qu’on est là avec eux tout au long du processus [d’enquête] », souligne-t-elle. On s’assure de la présence d’un interprète et d’accompagner aussi les proches.

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Lisa Ellington, chercheuse et professeure adjointe à l’École de travail social et de criminologie de l’Université Laval

Lisa Ellington, chercheuse et professeure adjointe à l’École de travail social et de criminologie de l’Université Laval, documente les répercussions de la LPSAO depuis son entrée en vigueur, en janvier 2022.

« La loi est basée sur l’implication et la participation active des familles et permet à l’enfant d’exprimer son point de vue », dit-elle. « La sécurité, c’est important, il n’y aura pas de contact si l’enfant est en danger, mais si ce n’est pas le cas, tout sera mis en place pour que les relations perdurent », ajoute la chercheuse.

Selon elle, une des « grandes forces du modèle » est d’avoir centralisé les demandes d’intervention en un seul guichet.

Ainsi, un parent qui a besoin d’aide passera par le même endroit qu’un proche qui voudrait faire un signalement. D’ailleurs, la notion de « signalement » a été remplacée par celle de « demande de service ». Le dossier cheminera ensuite en prévention ou en protection (voir autre texte).

Une demande d’aide sur deux (52 %) est désormais orientée vers des services de prévention, par exemple lorsqu’un parent se trouve en situation de violence conjugale, de maltraitance ou s’il vit des problèmes de santé mentale ou de surconsommation.

Avant l’entrée en vigueur de la loi atikamekw, ces motifs considérés comme « risques de négligence » comptaient pour plus du quart (27 %) des signalements à la DPJ.

« À moyen ou long terme, j’ai l’impression qu’il va y avoir probablement de moins en moins de situations signalées, mais peut-être des demandes d’aide de plus en plus nombreuses vers les services préventifs parce qu’ils seront plus connus, les gens sont moins méfiants », estime Mme Ellington.

Motifs d’intervention depuis l’entrée en vigueur de la loi atikamekw

  • Négligence grave (lorsque l’enfant ne reçoit pas les soins nécessaires à sa santé physique et mentale) : 28 %
  • Agressions sexuelles : 22 %
  • Problèmes de comportement des jeunes : 15 %

Source : Conseil des Atikamekw d’Opitciwan

« Autour de l’enfant »

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Maxime Dubé est intervenant en prévention.

Maxime Dubé est intervenant en prévention. Depuis deux ans, il affirme constater les effets positifs de la nouvelle loi.

« Ç’a toujours été la même chose. [La DPJ] ne tenait pas compte du milieu. C’étaient seulement les parents et on ignorait complètement le milieu familial, qui a pourtant un rôle important », illustre-t-il.

« Maintenant, c’est basé sur le noyau familial. On tient compte de ce que les grands-parents peuvent apporter. Ils connaissent leur histoire, les problèmes, ils interviennent. Ils sont là », précise-t-il.

L’adoption coutumière est aussi incluse dans la nouvelle loi. Cette pratique propre aux Premières Nations est d’ailleurs reconnue dans le Code civil du Québec depuis 2018.

M. Dubé fait remarquer qu’en raison du caractère isolé de la communauté, sa population parle encore beaucoup l’atikamekw. « [Les parents] quand ils sont pris pour parler en français, ils cherchent leurs mots. Et quand ils parlent de quelque chose de stressant, ils sont plus fluides en atikamekw », relate l’intervenant. Il y voit aussi des effets sur l’enfant : « Étant donné qu’on est atikamekw, ça le met à l’aise », dit-il.

Une des particularités du modèle est l’implication dans la prise de décision d’un « conseil de famille », composé des personnes significatives pour l’enfant. « On rassemble les gens autour de l’enfant », illustre Nadia Petiquay. « Si le parent a besoin d’un répit, on peut trouver dans la famille [quelqu’un pour accueillir les enfants] sans qu’il soit question de placement de l’enfant », nuance la directrice de la protection sociale atikamekw.

L’espoir pour l’avenir

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Aux prises avec des problèmes de dépendance, Debbie Chachai est aujourd’hui sobre depuis trois ans.

De retour dans la maison de Betty-Anne. Debbie se verse un café chaud. « Ma nouvelle drogue », blague-t-elle.

« Je suis sobre depuis trois ans », précise ensuite l’Atikamekw. Debbie se rappelle encore le jour où la DPJ est entrée dans sa vie, il y a une quinzaine d’années. Elle et son défunt mari composaient avec des problèmes de consommation. S’en est suivi un tortueux chemin.

Depuis peu, l’horizon s’est éclairci. Elle nous tend une lettre reçue le jour même. C’est une réponse du Conseil des Atikamekw d’Opitciwan l’informant que sa demande de logement est en examen. « C’est la première fois, avant c’était un refus », confie-t-elle.

Aujourd’hui, elle prend la parole « pour dire aux autres de garder espoir ». Et pour la suite, elle se souhaite « une plus grande maison » pour accueillir ses 11 enfants.

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La communauté atikamekw d’Opitciwan compte un peu plus de 3200 membres.

Opitciwan en chiffres

Population : 3216 membres, dont 621 résidents hors réserve*

* Nombre ajusté pour tenir compte du sous-enregistrement des enfants en bas âge. Données fournies par le Conseil des Atikamekw d’Opitciwan, 2018.

Âge médian : 22 ans

35 % de la population est âgée de 0 à 14 ans.

61 % de la population est âgée de 15 à 64 ans

4 % de la population est âgée de 65 ans et plus

Population active (plus de 15 ans) : 43,4 %

6,3 personnes en moyenne par logement

De 80 à 100 personnes se trouvent « en permanence » sur une liste d’attente pour avoir accès à un nouveau logement

Sources : Statistique Canada (2016) et Conseil des Atikamekw d’Opitciwan (2018)