Le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) se dit « très préoccupé » par la facilité avec laquelle il est possible d’obtenir une ordonnance d’Ozempic par l’entremise d’une plateforme de télésanté québécoise.

Dans une enquête parue vendredi dernier, La Presse démontrait combien il est aisé de se faire livrer des injections de sémaglutide – destinées aux diabétiques de type 2, mais largement utilisées comme coupe-faim – en mentant sur son indice de masse corporelle et en soumettant une photo bidon de sa silhouette.

Lisez l’enquête « De l’Ozempic en quelques clics »

La démarche pour obtenir une ordonnance auprès du site Livewell a pris quelques minutes, tandis que le médicament a été livré par une pharmacie de l’Ontario et une autre du Québec en moins de 48 heures. C’est une infirmière praticienne enregistrée au Québec qui a approuvé le traitement pour perdre du poids sur la base d’un questionnaire virtuel d’environ 30 questions.

Aucune consultation en personne, par visioconférence ou au téléphone avec un professionnel de la santé n’était exigée. Par ailleurs, la procédure ne requérait pas de bilan sanguin ou de vérification du dossier médical.

Le MSSS « tient à rappeler que l’usage des médicaments doit se faire avec la plus grande prudence » et qu’« il est fortement recommandé de consulter des professionnels de santé qualifiés afin de bénéficier d’une évaluation clinique personnalisée selon les standards de la pratique professionnelle », indique la porte-parole Marie-Pierre Blier dans un courriel.

Le Ministère précise qu’il a eu des échanges avec l’Ordre des pharmaciens du Québec (OPQ), « lequel partage ses préoccupations ».

Des discussions à venir

Le président de l’OPQ, Jean-François Desgagné, s’était dit « interloqué », « sans mots » et « en colère » à la suite des révélations de La Presse. « Je pense qu’il est urgent que les organismes régulatoires, notamment Santé Canada, fassent du ménage là-dedans », a-t-il réagi.

Des professionnels et des experts du milieu de la santé craignent entre autres que des plateformes comme Livewell servent de raccourcis pour des patients aux prises avec des troubles alimentaires qui souhaitent obtenir de l’Ozempic pour maigrir, une association contre-indiquée.

D’autres discussions avec l’OPQ sont prévues prochainement, note le MSSS. « Il est également envisagé d’avoir des échanges avec les autres juridictions canadiennes, considérant l’implication d’entités hors Québec. »

L’OPQ entend pour sa part aborder les enjeux soulevés par des entreprises comme Livewell lors de la prochaine rencontre d’un comité interprofessionnel regroupant aussi l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec et le Collège des médecins du Québec.

Le président de l’Association québécoise des pharmaciens propriétaires, Benoit Morin, dit avoir réagi avec « beaucoup d’inquiétude » à l’enquête de La Presse. « Ça m’a beaucoup insécurisé. Au Québec, je persiste à penser qu’on a un réseau de distribution assez serré. Mais ça a mis en lumière qu’il y a des trous quand même », dit-il.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Le président de l’Association québécoise des pharmaciens propriétaires, Benoit Morin, en 2021

Il estime qu’il « faut trouver un moyen de mieux protéger les gens » en revoyant les réglementations provinciales et fédérales.

Livewell propose aux patients de livrer leur médicament à leur pharmacie locale ou par l’entremise d’une pharmacie en ligne partenaire, Pocketpills. « Ça devrait toujours être le pharmacien du patient. Pourquoi on offre une autre option ? », demande M. Morin.

Des règlements sans mordant

L’avocat Marco Laverdière, enseignant au programme de droit et politiques de la santé de l’Université de Sherbrooke, souligne que le cadre législatif instauré depuis la pandémie de COVID-19 n’a pas d’emprise sur les plateformes commerciales comme Livewell.

Il rappelle que les enjeux de télésanté couverts par le projet de loi 11, adopté en 2022, et un projet de règlement récent ne visent « que le secteur public, soit les services rendus en établissements et ceux couverts dans le cadre du régime public d’assurance maladie ».

Des dispositions prévoient notamment qu’un patient a le droit de bénéficier d’un corridor de services – qu’il s’agisse de soins ou de suivis – en présence, ce que ne permet pas un site transactionnel comme Livewell.

« On s’est trouvé à prévenir et à encadrer le risque là où il est probablement le moins prononcé », c’est-à-dire dans le secteur public, observe M. Laverdière.

L’encadrement des « coquilles » privées repose uniquement sur les exigences déontologiques des professionnels de la santé qui s’y associent, souligne Me Laverdière. Les ordres québécois peuvent sanctionner des personnes, mais ils sont impuissants face aux tiers commerciaux eux-mêmes.

« Ça crée des environnements compliqués, note M. Laverdière. Ça soulève des questions qui se sont posées pendant la commission Charbonneau, quand on s’est demandé si l’Ordre devrait encadrer non seulement les ingénieurs, mais aussi les firmes de génie. C’est là que se sont définies les conditions de pratiques qui ont fini par poser problème. »

Quant à de possibles conflits d’intérêts ou manquements à l’indépendance professionnelle, les plateformes de télésanté laissent planer le doute. Il est à noter que Livewell demande 99 $ pour une consultation afin d’obtenir de l’Ozempic, mais qu’elle rembourse les clients qui n’obtiennent pas d’ordonnance. En outre, les médicaments livrés par la pharmacie ontarienne partenaire de Livewell coûtaient 20 % plus cher que ceux obtenus auprès d’une pharmacie en ligne québécoise.

« On est capable d’avoir accès aux “termes et conditions” qui donnent une idée du mode opératoire, mais on n’a pas accès aux coulisses : quels sont les liens entre les professionnels et les entreprises en question, les contrats qui sont signés ? On croit comprendre que ce sont des travailleurs autonomes qui sont responsables de leur propre pratique, mais à l’intérieur d’une coquille très, très étroite. »

Avec Alice Girard-Bossé, La Presse