Xanax, speed, cannabis, Oxycontin… La liste des drogues vendues ouvertement sur les réseaux sociaux est longue. Confinés autrefois aux fonds de cour d’école et aux recoins de ruelles, les revendeurs profitent aujourd’hui de ces plateformes pour exercer leurs activités. Surtout auprès des jeunes.

« C’est plus vite et plus simple »

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Vicky*, 14 ans, a des problèmes de dépendance. Elle s’approvisionne sur l’internet. Sa porte d’entrée est toujours la même : les réseaux sociaux.

Sur un fond d’écran rempli de palmiers, un revendeur dit avoir du Xanax, du speed et de l’OxyContin 30 mg à vendre. Un autre annonce un concours pour gagner des vapoteuses de cannabis. Sont admissibles tous ceux qui partageront la publication sur leur compte Instagram.

Autrefois présents dans les cours d’école de la province, les revendeurs sont maintenant bien présents sur les réseaux sociaux. Ils utilisent de simples stratagèmes comme remplacer le « a » d’un mot par un « @ » pour afficher impunément leur marchandise – sans se faire attraper par les logiciels de reconnaissance – et solliciter leurs clients, souvent très jeunes, a constaté La Presse.

« C’est facile. Très facile d’obtenir de la drogue comme ça. […] Je comprends que les parents s’inquiètent. Ils ont raison », constate Carole Demers, agente de planification, programme et recherche au programme Mobilis à Longueuil.

Deux canaux

Vicky*, 14 ans, a des problèmes de dépendance. Habitant en centre jeunesse, l’adolescente consomme du cannabis trop souvent depuis deux ans. Elle dit s’approvisionner sur l’internet. Sa porte d’entrée est toujours la même : les réseaux sociaux. « C’est plus vite et plus simple », dit-elle. Vicky aime aussi le fait de ne pas avoir à interagir directement avec un revendeur : les communications passent le plus souvent par des échanges électroniques.

Mme Demers explique qu’il y a essentiellement deux canaux par lesquels les jeunes s’approvisionnent sur le web. Ils peuvent être dirigés des réseaux sociaux vers des sites internet « établis » où l’on peut payer ses achats par carte de crédit et se faire livrer de la marchandise par la poste.

  • Certains revendeurs affichent des promotions pour attirer la clientèle...

    CAPTURE D’ÉCRAN DU COMPTE INSTAGRAM D’UN REVENDEUR

    Certains revendeurs affichent des promotions pour attirer la clientèle...

  • ... alors que d’autres y vont de concours.

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    ... alors que d’autres y vont de concours.

  • Les gagnants d’une promotion sont affichés sur le compte d’un revendeur.

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    Les gagnants d’une promotion sont affichés sur le compte d’un revendeur.

  • Un revendeur invite ses abonnés à lui « donner [leur] commande pour today » avant d’énumérer une longue liste de produits en vente.

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    Un revendeur invite ses abonnés à lui « donner [leur] commande pour today » avant d’énumérer une longue liste de produits en vente.

  • Clients et revendeurs se fixent parfois un point de rencontre. La livraison peut aussi se faire sans contact.

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    Clients et revendeurs se fixent parfois un point de rencontre. La livraison peut aussi se faire sans contact.

  • Les revendeurs utilisent de simples stratagèmes avec les lettres et caractères pour afficher impunément leur marchandise.

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    Les revendeurs utilisent de simples stratagèmes avec les lettres et caractères pour afficher impunément leur marchandise.

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Mais la méthode la plus prisée des adolescents reste celle des comptes de revendeurs qui utilisent les réseaux sociaux pour faire leur publicité. Là, « des petits pushers ont trouvé une nouvelle plateforme » – une « mine d’or » –, pour afficher leurs produits, explique Mme Demers.

Ce qui se faisait par le bouche-à-oreille au coin de la rue avant a été transporté sur les plateformes et est utilisé à qui mieux mieux et à tout vent par les jeunes.

Carole Demers, agente de planification, programme et recherche au programme Mobilis à Longueuil

Agente de relation humaine et psychoéducatrice au CIUSSS Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, Véronique Roy aide des jeunes à se débarrasser de leurs problèmes de consommation. Elle constate que le gros de sa clientèle s’approvisionne par l’entremise des réseaux sociaux et évite les sites exigeant une carte de crédit.

De plus, comme beaucoup de jeunes vivent chez leurs parents, ils ne veulent pas se faire livrer leur marchandise à la maison. Clients et revendeurs se fixent parfois un point de rencontre. « Ça se fait aux abords des écoles, dans les centres commerciaux. Un peu partout », note Mme Demers.

La livraison peut aussi se faire « sans contact », explique Mme Demers. « Il y a souvent un point de chute établi entre le revendeur et l’acheteur. Ça peut être dans tel buisson. Tel dessous de pont… », dit-elle. Les paiements se font souvent par virement.

Perquisitions à Laval et à Montréal

Au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), on dit être « au courant du phénomène concernant des concours et la promotion de vente de drogues sur les réseaux sociaux ». L’organisation indique que « quelques cas » lui ont été rapportés et que des enquêtes ont été menées dans les derniers mois.

Le 25 avril, le SPVM a notamment démantelé un réseau de vente illégale de produits de cannabis qui visait « spécialement les adolescents ». « L’enquête policière a notamment permis de découvrir que le réseau avait recours aux médias sociaux pour vendre ses produits. Des transactions ont également été effectuées à proximité d’écoles secondaires », était-il écrit dans le communiqué de presse du SPVM. Deux individus de 19 et 20 ans ont brièvement comparu cette semaine en lien avec cette affaire.

Le 21 avril, le Service de police de Laval (SPL) annonçait l’arrestation de trois individus en lien avec de la vente de stupéfiants en ligne. Une première pour le corps policier lavallois. Plus de 1 million de dollars de marchandise, dont du cannabis, de la cocaïne, des méthamphétamines et du Xanax, a été saisie.

Dans le domaine de la vente de drogues par l’entremise des réseaux sociaux, le Québec ne fait pas bande à part.

Dès mai 2021, le ministre de l’Intérieur de la France, Gérard Darmanin, appelait les dirigeants de Snapchat à « prendre leurs responsabilités » pour arrêter d’être « le réseau social de la drogue ».

Aux États-Unis, Amy Neville, dont le fils de 14 ans est mort en 2020 après avoir consommé une pilule contenant du fentanyl achetée sur Snapchat, a lancé une poursuite contre l’entreprise Snap l’an dernier. Dans sa requête, Mme Neville allègue que les dirigeants de Snapchat savaient depuis 2017 que leur plateforme était utilisée pour mettre en contact des personnes mineures et de jeunes adultes avec des revendeurs de narcotiques mortels.

Les risques du choix

Pour Mme Roy, le problème avec la vente et la promotion de la drogue sur les réseaux sociaux est que ça « encourage l’achat régulier et en plus grosse quantité ». Et que ça « ouvre vers une curiosité vers autre chose ».

En effet, en consultant différentes annonces de revendeurs québécois sur les réseaux sociaux, La Presse a constaté que l’un d’eux invitait ses abonnés à lui « donner leur commande pour today » avant d’énumérer une longue liste de produits en vente : « Loud, waxpen, eddies, dilaudid 8 mg, Molly et Speed ».

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Véronique Roy, agente de relation humaine et psychoéducatrice au CIUSSS Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal

On peut tout avoir. Des fois, certains jeunes y vont en fonction de leur budget. Mais il y a aussi le piège de l’achat en gros : on en achète plus pour payer moins cher. Pour des jeunes qui ont des problèmes de dépendance, ça peut être problématique.

Véronique Roy, agente de relation humaine et psychoéducatrice au CIUSSS Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal

Questionné sur l’impunité avec laquelle le commerce de drogue se fait sur ses plateformes, un porte-parole de Meta, qui exploite notamment Instagram et Facebook, indique que l’entreprise « interdit les contenus […] qui encouragent l’achat et la vente de médicaments pharmaceutiques et non médicaux, y compris la marijuana ». « Nous les supprimons dès que nous les repérons, dit-il. Nous visons à constamment améliorer nos processus et nous entendons poursuivre nos efforts pour assurer la sécurité d’Instagram, en particulier pour les plus jeunes membres de notre communauté. » Meta dit aussi miser sur « la communauté » pour dénoncer les pages problématiques. L’entreprise a d’ailleurs demandé à La Presse d’identifier les comptes de revendeur qu’elle a consultés, ce que nous avons refusé de faire.

Chez Snap, l’entreprise derrière Snapchat, on indique avoir « une politique de tolérance zéro pour les trafiquants de drogue qui abusent de Snapchat pour faire de la publicité et vendre des drogues dangereuses ». Un porte-parole indique que l’entreprise utilise des « technologies de pointe, y compris des outils d’apprentissage automatique pour détecter et supprimer de manière proactive les publications liées aux drogues illicites » de leur plateforme. L’entreprise dit aussi « évaluer constamment les façons de lutter contre cette activité illégale ».

Du côté du SPVM, on invite « les gens à porter plainte à leur poste de quartier lorsqu’ils voient des annonces ou des concours en lien avec le cannabis ou tout autre type de drogue annoncé sur les médias sociaux ou sur le web ».

Pour Mme Roy, il est évident qu’aujourd’hui, avoir un compte sur un réseau social et être ami virtuellement avec certains revendeurs fait qu’il est « plus facile de consommer maintenant » que dans le passé. « Avant, il fallait connaître le revendeur. Aller le voir en personne dans la cour d’école… Ça ajoutait une certaine barrière qui n’existe plus maintenant », dit-elle.

* Prénom fictif

« Ils ne prennent pas ça au sérieux »

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La fille de Karine*, une résidante de la Mauricie, a mis le doigt dans l’engrenage de la consommation de drogue il y a quatre ans, alors qu’elle n’avait que 12 ans. À l’époque, elle achetait surtout des vapoteuses de cannabis. Sur les réseaux sociaux. Mais de fil en aiguille, sa consommation s’est aggravée. Elle est aujourd’hui accro aux opioïdes.

Pour Karine, qui préfère garder l’anonymat pour protéger l’identité de sa fille, la facilité avec laquelle son enfant a pu s’approvisionner sur les réseaux sociaux est en partie responsable de sa descente aux enfers. « C’est trop facile d’aller chercher ce que tu veux et de te faire solliciter », dit-elle.

La mère souligne que sa fille passait beaucoup de temps sur les réseaux sociaux. « C’est viscéral. Elle était toujours là-dessus. Elle avait toujours peur de manquer quelque chose […] Quand on lui enlevait son téléphone ou ses accès aux médias sociaux, c’est comme si on lui avait coupé une main », dit Karine.

Parce que consommer coûte cher, la fille de Karine, une grande anxieuse, s’est un jour mise à vendre elle aussi de la drogue. Elle s’est fait expulser de son école. Elle a fugué. A tenté de se suicider. Sa famille a été happée par cette crise. Épaulée par ses parents, la fille de Karine a fini par suivre une cure fermée et est en réhabilitation. Mais sa mère sait qu’elle sera toujours fragile.

Pour Karine, la vente de drogue sur les réseaux sociaux est « un fléau qui va rester, tant que les [propriétaires] ne feront rien pour éradiquer ça ». « Pour l’instant, on dirait qu’ils ne prennent pas la situation au sérieux », déplore-t-elle.

Chez Meta, on explique que différents mécanismes de protection sont en place. Certains mots ou expressions sont notamment bannis d’Instagram et de Facebook, comme #mdma ou #buyfentanyl, et l’entreprise examine d’autres mots-clics à ajouter. Mais en décembre 2021, un reportage du Tech Transparency Project a révélé les failles de ces mécanismes. Selon le reportage, des adolescents pouvaient malgré tout en quelques clics avoir accès à des opioïdes, du Xanax et de l’ecstasy sur Instagram.

Lisez le reportage du Tech Transparency Project (en anglais)

Sitôt fermé, sitôt relancé

La plupart des revendeurs qui affichent des publicités de vente de drogues sur les réseaux sociaux utilisent des mécanismes éphémères, comme des « stories », pour s’afficher, constate Carole Demers, agente de planification, programme et recherche au programme Mobilis à Longueuil.

Souvent, les publicités sont colorées.

Il y a un côté très ludique dans plusieurs des commentaires affichés. Il y a beaucoup de jeu à travers les médias sociaux. Justement, les jeunes sont attirés par ça.

Carole Demers, agente de planification, programme et recherche au programme Mobilis à Longueuil

Mme Demers constate que peu importe la plateforme utilisée, les revendeurs qui se font pincer et voient leur compte suspendu ne perdent jamais de temps à trouver des solutions. « Les pseudonymes et tout, c’est éphémère. Ils sont difficiles à retracer. Quand ils voient leur compte fermé, ils en rallument sous un autre nom. Entre eux, ils se retrouvent toujours », constate-t-elle.

Chez Meta, on ajoute que « les contrevenants utiliseront toujours les moyens nécessaires pour contourner nos systèmes ». « Nous entendons continuer à améliorer la technologie que nous utilisons pour détecter et supprimer ce type de contenu », dit-on.

Des conseils pour les parents

Une intervenante en toxicomanie qui œuvre en milieu scolaire dans le Grand Montréal, mais qui préfère garder l’anonymat pour ne pas perdre la confiance des jeunes, constate la forte attraction des réseaux sociaux pour ceux qui consomment. Mais elle estime qu’il ne faut pas nécessairement s’en alarmer. « Le pourcentage de jeunes qui ont des problèmes de consommation reste le même depuis des années. Ça n’attire pas nécessairement plus de jeunes vers une consommation abusive », dit-elle.

Proportion des jeunes du secondaire ayant consommé de l’alcool dans les 12 derniers mois

2019 : 53 %

2013 : 57 %

Proportion des jeunes du secondaire ayant consommé de la drogue (notamment le cannabis) au cours des derniers mois

2019 : 18 %

2013 : 24 %

96 %

Proportion des jeunes du secondaire qui ne montrent aucun problème évident de consommation d’alcool ou de drogue à Montréal 

Source : Enquête québécoise sur le tabac, l’alcool, la drogue et le jeu chez les élèves du secondaire 2019

Même son de cloche du côté du Groupe de recherche et d’intervention psychosociale (GRIP). L’organisme estime que dans le fond, que l’on soit sollicité par des annonces sur les réseaux sociaux ou par un revendeur à l’école, le mécanisme est semblable. C’est seulement le médium qui change, dit-il.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Roxanne Hallal, coordonnatrice du service d’analyse
de substance au GRIP

Mais qu’en est-il des concours et autres promotions faits par certains revendeurs sur leurs comptes ? « Avant aussi, on se faisait donner des cadeaux par les pushers. Du papier à rouler, etc. », dit Roxanne Hallal, coordonnatrice du service d’analyse de substance au GRIP.

Pour Laurence Veilleux, coordonnatrice des services de formation au GRIP, la solution pour les parents inquiets de la consommation de leur enfant reste « la bonne vieille communication ». Intervenant en milieu festif et stagiaire au GRIP, Samuel Brillant-Kingsley ajoute que « bannir les réseaux sociaux n’est pas une solution ». « Ça va donner plus envie de se procurer le produit autrement », dit-il.

Carole Demers souligne que « comme dans toute chose, il faut s’inquiéter quand il y a de l’abus ». « C’est entre autres aux parents à faire l’éducation des jeunes par rapport à ça. De l’éducation aux réseaux sociaux aussi ».

« Ils ont leur cellulaire toujours avec eux. Ils ont toujours accès à ça. C’est surtout ça que les parents doivent travailler », dit-elle.

* Prénom fictif