Confidentielles, nos données médicales ? Si peu, répond Véronique Cloutier. Depuis sa dernière visite à l’hôpital Pierre-Boucher de Longueuil en 2012, l’établissement a enregistré plus d’une quinzaine d’accès inexpliqués à son dossier, révèle une enquête de La Presse. Le cas de la star n’est que la pointe de l’iceberg. Des milliers de violations du secret médical ont eu lieu, mais Québec ignore l’ampleur réelle du problème.

Des intrusions répétées

Véronique Cloutier n’a pas mis les pieds à l’hôpital Pierre-Boucher de Longueuil depuis une opération qu’elle y a subie il y a 11 ans. Pourtant, le trafic n’a jamais cessé dans son dossier médical. Onze personnes l’ont consulté depuis, sans raison apparente.

« Je ne suis pas en colère. Mais je trouve ça préoccupant, je trouve que c’est trop facile, clairement », déplore la star de la télévision et de la radio.

Véronique Cloutier a accepté de collaborer à l’enquête de La Presse sur les violations de confidentialité dans les dossiers médicaux. Québec ne mesure pas le phénomène, mais celui-ci touche des milliers de patients, selon les décisions des ordres professionnels et les réponses parcellaires à nos dizaines de demandes d’accès à l’information. Uniquement au Centre hospitalier mère-enfant Sainte-Justine de Montréal et au Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de la Gaspésie, plus de 2500 personnes ont subi de telles intrusions ces dernières années.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

L’hôpital Pierre-Boucher, à Longueuil

À notre demande, Véronique Cloutier a demandé l’accès à la « journalisation » de son dossier médical à l’hôpital Pierre-Boucher : la liste des personnes qui ont accédé aux renseignements médicaux conservés à son sujet.

Durant notre entrevue, l’animatrice, productrice, entrepreneuse et philanthrope parcourt le document. « Pourquoi quelqu’un en 2020, 2021, 2022 consulte mon dossier à l’hôpital alors que je n’y ai pas mis les pieds depuis 2012 ? Ça m’apparaît étonnant et inutile. »

Plusieurs visites du dossier de Véronique Cloutier survenues les années précédentes soulèvent aussi des questions, dit-elle.

Dans les deux mois ayant suivi son dernier accouchement en octobre 2009 par exemple, pas moins de 16 personnes ont consulté son dossier médical. Cinq infirmières, cinq agentes administratives, trois médecins, deux stagiaires… « Tout le monde savait que je venais d’avoir un bébé à l’hôpital. C’était sorti dans les médias. Est-ce que c’est tentant d’aller voir ? »

Une inhalothérapeute, notamment, a consulté ses renseignements médicaux quatre jours après la naissance de sa fille. « Je ne comprends pas : je n’étais plus là ! », dit-elle.

Enquête en cours

La démarche qu’a entreprise Véronique Cloutier à la demande de La Presse a causé un branle-bas de combat au CISSS de la Montérégie-Est. Une enquête est en cours sur ces accès. Elle vise notamment à déterminer si certains employés fautifs sont aussi responsables de violations de confidentialité dans les dossiers médicaux d’autres patients.

Une vingtaine d’employés ont consulté les données sur Véronique Cloutier sans raison apparente au fil des ans. Une dizaine d’entre eux sont toujours employés par l’établissement.

Les démarches se poursuivent, mais, jusqu’à maintenant, le CISSS a confirmé « deux cas d’accès non justifiés confirmés ». Avant même d’être congédiées en raison de leurs « comportements déviants », les employées concernées ont démissionné mercredi, dit la porte-parole du CISSS, Caroline Doucet.

Pas moins de 17 accès aux informations médicales de Véronique Cloutier ont eu lieu après sa dernière visite à Pierre-Boucher en mai 2012, pour un suivi post-opération. L’un d’entre eux, en juin 2022, serait une erreur de bonne foi et l’infirmière concernée n’en subira aucune conséquence, selon elle. Quelques adjointes et archivistes ont aussi pu consulter son dossier pour des raisons administratives légitimes.

En rencontre avec l’assistante de Véronique Cloutier, la directrice adjointe des services multidisciplinaires du CISSS, Marie-Hélène Côté, a assuré que l’organisme prend la situation « très, très au sérieux ».

« Inquiétant »

Quand un patient demande de voir la journalisation de son dossier médical, les documents lui sont habituellement envoyés par courriel ou par la poste sans autre cérémonie. Cette fois-ci, l’établissement a plutôt écrit à Roseline Leclair, qui s’occupait des démarches au bénéfice de la vedette.

Au ton du courriel, elle a tout de suite senti que quelque chose n’allait pas. « Nous aimerions prévoir une rencontre à votre convenance en personne ou en virtuel pour vous présenter les résultats », écrivait Marie-Hélène Côté.

Certains membres du personnel rencontrés ont avoué leur visite injustifiée dans le dossier de Véronique Cloutier, mais assurent qu’ils n’ont pas transmis d’informations à qui que ce soit. La gestionnaire convient qu’il faut prendre ces affirmations avec précaution. « Il n’y a pas un employé qui va avouer avoir divulgué de l’information, dit Marie-Hélène Côté. Par contre, si jamais vous pensez que quelqu’un a diffusé des données, nous, on va retourner et questionner davantage. »

Dans le cadre de son enquête, La Presse a fait des demandes d’accès à l’information auprès de toutes les organisations chapeautant les hôpitaux du Québec pour savoir combien de consultations sans justification avaient eu lieu dans les dossiers de leurs patients. La plupart n’avaient pas de réponse à offrir, comme le CISSS de la Montérégie-Est, responsable de Pierre-Boucher. L’établissement a toutefois précisé que « dix dossiers pour des bris de confidentialité » avaient entraîné des « mesures disciplinaires » depuis avril 2020.

« C’est vraiment inquiétant », dit Cynthia Chassigneux, avocate et ex-commissaire à la Commission d’accès à l’information et auteure de la décision de l’organisme sur le vol massif de données chez Desjardins.

« Ça prouve que le système de Pierre-Boucher, et peut-être de plein d’autres hôpitaux malheureusement, n’est pas optimal pour protéger les données personnelles, dit-elle. Et ça prend un cas particulier pour s’en apercevoir. »

Des milliers de consultations injustifiées

L’hôpital Pierre-Boucher est loin d’être le seul à éprouver ce genre de problème. En décembre, La Presse a rapporté que quatre employées du Centre hospitalier mère-enfant Sainte-Justine avaient accédé à 1366 dossiers médicaux « par pure curiosité ». Parmi les patients concernés figurent des personnalités connues ou l’un de leurs proches.

Aux quatre coins du Québec, des hôpitaux ont relevé des milliers de consultations de dossiers médicaux injustifiées. Pour comprendre le phénomène, La Presse a dû faire des dizaines de demandes d’accès à l’information et consulter autant de dossiers aux greffes des ordres professionnels.

En Gaspésie par exemple, une infirmière auxiliaire radiée cinq mois a accumulé pas moins de 2339 accès illégitimes aux données médicales de proches, de collègues, de connaissances et de personnalités de sa région, selon son conseil de discipline.

Lisez 1366 dossiers consultés « par curiosité » à Sainte-Justine

« On se sent violé dans son intimité »

Dans son cas personnel, les conséquences de la violation de confidentialité ne sont pas très graves, croit Véronique Cloutier. « Je n’ai pas vraiment de secrets », dit-elle. Mais si elle avait eu un cancer qu’elle voulait garder confidentiel ?

Ou pire : « Si je suis hospitalisée parce que j’ai essayé de me tuer ? Puis là, il ne faut pas que je le dise parce que je ne veux pas que mes patrons sachent ça ? illustre-t-elle. Je suis en train de faire un projet où j’essaie de semer la joie, puis je ne veux pas que les gens connaissent le combat intérieur que je mène… »

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Véronique Cloutier fait le point avec notre journaliste sur ce que révèle la journalisation de son dossier médical à l’hôpital Pierre-Boucher.

Elle ne compte pourtant pas porter plainte. « Je pense que ton enquête va faire le travail », explique-t-elle.

L’animatrice et productrice espère que ce dossier poussera le gouvernement à imposer des mesures plus sérieuses et systématiques pour surveiller les accès aux renseignements médicaux.

« De quel droit quelqu’un va aller dans ton dossier, savoir ça et le conter dans son party de Noël ? », demande Véronique Cloutier.

Elle est bien placée pour concevoir la fascination qu’exercent les plus importantes personnalités du showbiz québécois sur le public. Non seulement la star en fait partie, mais elle vient aussi d’animer La machine à rumeurs, une série documentaire sur le rapport des Québécois aux cancans sur les personnalités publiques.

En marge de sa diffusion en 2022, elle a avoué en entrevue à Radio-Canada qu’elle jouait elle-même autrefois le rôle de « la centrale à potins ».

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On dirait qu’individuellement, je comprends chaque personne qui a fouillé dans mon dossier sans que ce soit nécessaire. Ce qui fait mal, c’est l’accumulation, c’est que ces gens-là semblent oublier qu’ils ne sont pas les seuls. C’est là qu’on se sent comme violé dans son intimité.

Véronique Cloutier

En travaillant sur La machine à rumeurs, Véronique Cloutier a beaucoup réfléchi sur les raisons qui poussent les gens à entretenir les potins basés sur des renseignements personnels.

La mère de trois enfants croit que les employés du système de santé consultent notamment les dossiers médicaux pour se comparer. « Ils peuvent se dire : « Elle a eu une césarienne comme moi ! Oh, elle aussi, ça lui a pris trois péridurales ! » »

Selon elle, plusieurs personnes se servent de ces renseignements pour créer des liens avec les autres. « Je possède une information que tu n’as pas, ça me rend intéressant à tes yeux. »

Les exigences du Ministère sur la surveillance des accès aux dossiers médicaux

Le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) n’a pas d’influence directe sur ce que font ou ne font pas les hôpitaux pour surveiller l’accès de son personnel aux dossiers des patients. Québec exige toutefois que les établissements s’assurent de mettre en place notamment les mesures suivantes :

  • avoir un processus d’ajout, de révision et de retrait des accès aux dossiers des patients ;
  • implanter un outil de journalisation des accès (tenue d’une liste des employés qui sont entrés dans les dossiers médicaux) ;
  • déployer des formations en cybersécurité pour sensibiliser les employés.

Mystère autour des violations du secret médical

Alors que le gouvernement s’apprête à centraliser les données médicales de tous les Québécois, des milliers de consultations illégitimes à leurs dossiers censés rester secrets ont eu lieu ces dernières années. Combien au juste ? Mystère. Les plus grands établissements de soins ne compilent pas de données sur les violations de confidentialité. Le ministère de la Santé non plus, contrairement à l’Ontario, qui tâche de dénombrer chaque année les « atteintes à la vie privée » dans son système de soins.

La Presse a fait des dizaines de demandes d’accès à l’information et scruté les documents des ordres professionnels. Sans permettre de dégager de chiffre précis, nos recherches indiquent que pour des milliers de patients, le secret médical n’est tout simplement… pas si secret que ça.

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Le gouvernement est incapable de dire combien de Québécois ont vu leur droit fondamental au secret médical bafoué dans les hôpitaux.

Le gouvernement est incapable de dire combien de Québécois ont vu leur droit fondamental au secret médical bafoué dans les hôpitaux. « Je reconnais que ce n’est pas optimal », dit Marc-Nicolas Kobrynsky, sous-ministre adjoint à la Planification stratégique et à la Performance au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS).

Plus c’est gros, moins il y a d’information

Les plus grandes organisations du réseau de la santé n’avaient aucune donnée à nous transmettre. Pour la plupart d’entre elles, les chiffres étaient incomplets, inutilisables, voire tout simplement inexistants.

« Nous n’avons pas de mécanisme automatisé pour vous compiler ces données », explique par exemple Andrée-Anne Toussaint, porte-parole du Centre hospitalier de l’Université de Montréal. L’établissement n’a fait parvenir aucun document permettant d’avoir la moindre idée de la fréquence des intrusions dans les données médicales de ses patients.

Mêmes angles morts au Centre universitaire de santé McGill et au CIUSSS de l’Estrie – Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke.

Parmi les vaisseaux amiraux de la santé, seul le Centre hospitalier universitaire de Québec (CHUQ) avait des chiffres à transmettre à La Presse à ce sujet, pour les années 2019-2020 à 2021-2022. Des chiffres inutilisables.

Selon l’établissement, des utilisateurs de son système de dossiers médicaux ont abusé 263 fois de leur accès pour aller voir « leurs propres résultats d’examen ainsi que leur dossier médical » ou celui « de leur parenté ou d’un collègue de travail ».

Bref, le CHUQ met dans le même panier l’infirmière ayant fouillé dans le dossier de santé d’un tiers qu’elle n’a pas soigné et celle qui a court-circuité les canaux habituels, mais seulement pour consulter ses propres renseignements.

Quand La Presse a demandé des chiffres séparés, Jean-Thomas Grantham, adjoint au PDG du CHUQ pour les affaires publiques, a répondu que c’était impossible et que l’établissement n’en voyait pas la nécessité.

« À nos yeux, il n’y a pas de pertinence à séparer ces données puisque dans les deux cas, il s’agit d’un non-respect de notre politique […] qui spécifie qu’« il est interdit de consulter, de diffuser, de divulguer ou d’imprimer des renseignements concernant les usagers, que ce soit son propre dossier, celui d’un de ses proches ou celui de toute autre personne ». »

La loi impose pourtant de tenir un compte précis de ces évènements. « Un accès non autorisé à des renseignements personnels constitue un incident de confidentialité qui doit, depuis septembre 2022, être obligatoirement inscrit dans un registre », signale Jorge Passalacqua, directeur des communications de la Commission d’accès à l’information (CAI).

Qui peut voir les dossiers médicaux ?

A priori, tout le personnel soumis à un ordre professionnel, en plus des archivistes, gardiens de ces données, et de certains membres du personnel administratif. En principe, les employés d’un hôpital doivent toutefois avoir une raison clinique pour consulter un dossier médical. « Cet accès aux renseignements est essentiel dans un contexte où un patient aura invariablement affaire à plusieurs professionnels, qui se relayeront au courant de l’épisode de soins », explique par exemple Justine Lesage, porte-parole du Centre hospitalier de l’Université de Montréal.

« Pas de levier », dit Québec

Mais les hôpitaux n’ont pas de comptes à rendre au ministère de la Santé. « Je n’ai pas de levier pour même avoir une reddition de comptes de ce côté-là, dit le sous-ministre adjoint Marc-Nicolas Kobrynsky. Je ne peux pas. »

Lundi, la sous-ministre à la Santé Dominique Savoie a fait parvenir à tous les PDG d’établissements de santé publics une lettre leur rappelant « l’importance accordée à la confidentialité des données personnelles utilisées ».

« Des audits réguliers doivent être réalisés, avec des actions correctives en cas de consultations inappropriées de ces actifs », indique la lettre, que La Presse a pu consulter. La haute fonctionnaire ajoute que les organisations de santé doivent « mettre en place les mécanismes permettant de limiter l’accès à ces informations ».

Nouvelles lois

La nouvelle loi 5 (ex-projet de loi 3, adopté le 30 mars), qui vise à faciliter et contrôler le partage d’informations médicales entre les établissements, doit sonner la fin de la récréation, pense Marc-Nicolas Kobrynsky. Elle imposera notamment des sanctions pénales à ceux qui consultent sans justification des dossiers médicaux. La loi sera pleinement en vigueur l’an prochain.

En ce moment, les établissements de santé comptent surtout sur les ordres professionnels pour poursuivre les contrevenants qui fouillent sans raison valable dans les dossiers médicaux.

« On va pouvoir porter plainte directement au Directeur des poursuites criminelles et pénales », dit M. Kobrynsky.

Sanctions insuffisantes, selon la CAI

Mais les amendes ne dépasseront pas 100 000 $ par infraction pour un individu et 150 000 $ pour une organisation. Loin d’être assez pour la Commission d’accès à l’information. En comparaison, la « loi 25 » adoptée l’automne dernier pour protéger les données hors du réseau de la santé prévoit des amendes pouvant atteindre 25 millions pour les entreprises privées.

« La Commission s’inquiète du message que ce choix envoie quant à l’importance de protéger les renseignements de santé au Québec », dit Jorge Passalacqua, directeur des communications à la CAI.

En Ontario, les amendes pour violation du secret médical peuvent atteindre 1 million.

La Commission déplore aussi que la loi 5 ne lui permette pas de sévir elle-même pour des violations de confidentialité dans la santé, comme elle peut le faire pour les autres organismes publics et privés.

Une version antérieure de cet article présentait Cynthia Chassigneux comme une avocate chez Langlois. Or, elle a quitté ce cabinet pour fonder son propre bureau, CHX Avocat. Nos excuses.

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    Nombre d’« atteintes à la vie privée » comptabilisées dans le système de santé ontarien en 2021
    Source : Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario