Le CISSS des Laurentides a payé 3,7 millions de dollars à l’entreprise de proches d’un membre de la pègre irlandaise pour un terrain afin d’y construire une maison des aînés. Le gouvernement assure qu’il ignorait tout des relations troubles du vendeur. De toute manière, la rareté des terrains et les besoins criants dans la région ne lui laissaient pas le choix, plaide-t-il.

Pour réaliser l’une des promesses phares de François Legault, Québec fait construire à Mirabel l’une des 46 premières maisons des aînés. Mais la recherche de terrains s’est avérée particulièrement laborieuse dans les Laurentides, en plein boom immobilier.

En février 2021, le Centre intégré de santé et de services sociaux des Laurentides (CISSSLAU) a finalement acquis un lot du promoteur Cité des Ruisseaux Mirabel inc., à l’est d’un nouveau quartier de banlieue dans le secteur Saint-Canut. L’entreprise appartient notamment à Isabelle Roy. Dans des représentations en 2012, un procureur de la Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ) l’identifiait comme la conjointe de John McKenzie, « actif dans le prêt usuraire et l’extorsion ».

L’acte de vente signé avec le CISSSLAU porte la signature de Nicolas Corpart, un associé de longue date de McKenzie. Il était notamment impliqué en 2014 dans les activités des Investissements Suntrust inc., appartenant à la mère de McKenzie, selon des documents de procédures civiles déposées devant la Cour supérieure. La police considérait cette entreprise comme un prêteur usuraire.

PHOTO TIRÉE DE LINKEDIN

Nicolas Corpart

Avec Isabelle Roy, Nicolas Corpart contrôle aussi Gestion immobilière Cartier. Dans des messages datant de 2017, la page Facebook de cette entreprise affiche une adresse courriel au nom de McKenzie lui-même pour « la location de condos de prestige ».

En 2018, un incendie criminel a détruit l’un des triplex qu’annonçait Cartier à l’époque, à quelques centaines de mètres de la maison des aînés aujourd’hui en construction. McKenzie et frères inc., contrôlée par Isabelle Roy et les enfants de McKenzie, venait tout juste d’ériger l’immeuble, sur un terrain que lui avait vendu une autre entreprise de Nicolas Corpart et Isabelle Roy.

Leur entreprise avait aussi accordé un prêt de construction de 325 000 $ à McKenzie et frères.

En 2017 et 2018, plusieurs autres propriétés de McKenzie ont d’ailleurs été la cible d’incendiaires, dont sa propre maison, rapportait La Presse à la même époque. Mais surtout, le gangster a été blessé par balles lors d’une tentative de meurtre à Laval, en juin 2018.

Selon des sources policières, McKenzie est toujours considéré aujourd’hui comme un membre du Gang de l’ouest, la principale organisation criminelle de souche irlandaise à Montréal.

Lisez l’article « Un prêteur lié au crime organisé visé de nouveau par un incendie »

La Sûreté du Québec a documenté les nombreuses relations d’affaires entre Nicolas Corpart, Isabelle Roy et l’usurier McKenzie. En 2012, la RACJ notait qu’ils étaient tous les trois en relation, dans une décision ayant mené à la suspension des permis du Pub O’Neills. Ce bar a abouti sous le contrôle d’une entreprise d’Isabelle Roy en remboursement d’un prêt à 50 % d’intérêt aux anciens propriétaires, mentionne une décision de la Régie.

La Presse a contacté l’avocat de Nicolas Corpart, Benoît Fortier. « Nous tenons à préciser que M. John McKenzie n’est aucunement impliqué dans ladite Société, écrit-il dans un courriel, en référence à Cité des Ruisseaux. Son nom ne devant pas être relié à la vente du terrain. » Il n’a répondu à aucune autre question et son client n’a pas rappelé.

Benoît Fortier a aussi représenté McKenzie lors de la transaction de 2018 sur le triplex incendié, selon l’acte de vente.

Québec n’a rien vu

En entrevue avec La Presse, le sous-ministre de la Santé et des Services sociaux adjoint à l’infrastructure, responsable de la construction des maisons des aînés, assure que Québec ignorait tout des liens d’affaires et du passé des vendeurs.

S’il l’avait su, le gouvernement lui aurait-il tout de même fait un chèque de 3,7 millions ?

« Votre question est hypothétique, répond Luc Desbiens. Premièrement, au niveau de la réglementation, on n’avait pas d’obligation d’aller faire des vérifications diligentes, parce que je ne suis pas dans un contrat de service ou un contrat de fourniture, où je dois avoir l’autorisation de l’Autorité des marchés publics. Je ne suis plus en relation avec ce fournisseur-là. »

Il ajoute que l’attitude du gouvernement aurait dépendu de plusieurs éléments. « Si on avait eu un autre terrain situé à côté avec les mêmes valeurs, si on avait eu à discriminer, on l’aurait peut-être fait sur cette base-là », dit-il.

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE

Chantier de la maison des aînés de Mirabel

Mais Québec n’avait pas vraiment le choix. « C’est important d’être situé à un bon endroit et d’avoir la grande superficie qu’on recherchait », dit Carole Arbour, avocate chargée des transactions immobilières au Ministère, en entretien avec La Presse.

Et dans tous les cas, peu importe à qui on l’achète, c’est d’en payer le juste prix. À partir de là, de qui on l’achète, c’est pas vraiment un élément.

Carole Arbour, avocate chargée des transactions immobilières au ministère de la Santé et des Services sociaux

« Vide réglementaire »

Sans se prononcer sur le cas précis de Cité des Ruisseaux, l’expert en blanchiment d’argent Denis Meunier déplore l’absence de vérifications diligentes dans de tels dossiers à Québec.

« Ça n’a aucun bon sens. C’est se fermer les yeux et faire l’autruche », dit cet ancien directeur adjoint du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières (CANAFE), l’autorité antiblanchiment au Canada. « C’est l’argent des citoyens ! »

Selon lui, le gouvernement devrait avoir des règles pour vérifier la probité des vendeurs des terrains qu’il achète.

Après un avis d’intérêt infructueux, MArbour a rencontré Nicolas Corpart sur les conseils de la Ville de Mirabel, même si son terrain n’était pas à vendre. « Moi, j’avoue que je ne connaissais pas ce monsieur-là ni d’Ève ni d’Adam. »

De fil en aiguille, le Ministère l’a convaincu de vendre. La Société québécoise des infrastructures (SQI) a alors fait déterminer la valeur marchande du terrain.

Verdict : le lot valait 3,3 millions. Après des négociations, Cité des Ruisseaux et le gouvernement se sont entendus pour 3,7 millions, en incluant les travaux d’infrastructures. Rien à voir avec l’évaluation municipale, de 250 224 $.

Le sous-ministre Luc Desbiens rappelle que ce critère « n’est pas un bon barème » pour fixer le prix d’une propriété. « On travaille toujours avec une évaluation de la valeur marchande faite par un évaluateur agréé. »

La SQI a toutefois refusé de faire parvenir le rapport d’évaluation marchande à La Presse « pour protéger des données de nature commerciale ».

Spécialiste de la gouvernance municipale à l’Université du Québec à Montréal, Danielle Pilette note qu’en contexte de rareté de terrains, le gouvernement « n’a pas toujours le choix ! ».

Elle aussi s’interroge sur l’absence de contrôles. « Le propriétaire d’un bar doit passer le test de la RACJ, dit la professeure. Mais pour être propriétaire d’un terrain, même dans une région convoitée, ce n’est régi nulle part. Il y a un vide réglementaire. »

Avec la collaboration d’Ariane Lacoursière, La Presse

En savoir plus
  • 82,5 millions
    Somme déboursée par Québec pour acheter l’ensemble des terrains destinés aux maisons des aînés jusqu’ici
    Source : Ministère de la Santé et des Services sociaux