« Quand on voit où le feu s’est arrêté, ça glace le sang. » À l’approche d’une période critique pour les incendies de forêt dans le Nord-du-Québec, des infrastructures stratégiques ont été sécurisées. C’est le cas de l’usine Nordic Kraft, où le sort des réservoirs de mazout et des wagons de chlore a fait craindre le pire le 2 juin dernier.

Le sort de l’usine s’est joué en quelques jours. Le 1er juin, la foudre s’abattait dans le secteur desséché, déclenchant une centaine d’incendies dans la ceinture de forêt boréale autour de Lebel-sur-Quévillon.

Dès le lendemain, vers 17 h, les quelque 2100 habitants de cette petite municipalité, située à 650 kilomètres au nord de Montréal, ont reçu l’ordre d’évacuer.

Chantier Chibougamau, l’entreprise propriétaire de l’usine Nordic Kraft, a déclenché les mesures d’urgence. « De demi-heure en demi-heure, l’étau se resserrait à une vitesse absolument inédite », décrit le directeur exécutif de l’entreprise, Frédéric Verreault.

Il ne faisait pas encore noir qu’on recevait des vidéos de notre direction d’usine qui, par la fenêtre de son bureau, voyait le feu.

Frédéric Verreault, directeur exécutif, développement corporatif chez Chantiers Chibougamau

Un mastodonte, des wagons de chlore

Or, la Nordic Kraft n’est pas une usine comme les autres.

« Rien n’est à taille humaine, c’est un mastodonte », résume Frédéric Verreault. S’y trouvent des réservoirs de mazout et de gaz naturel, des montagnes de copeaux de bois et, en tout temps, cinq à dix wagons de produits de chlore.

Ce dernier produit est utilisé pour blanchir la pâte kraft, un ingrédient essentiel à la confection du papier de toilette dont l’usine de Lebel-sur-Quévillon est un rouage crucial. « La vaste majorité des Québécois ont de la pâte kraft de Lebel-sur-Quévillon dans leur papier de toilette », affirme Frédéric Verreault.

Selon le « scénario catastrophe » de l’entreprise, un incendie et une explosion dans l’usine avaient le potentiel de projeter des débris sur « quelques kilomètres ».

La tension montait tandis que le feu se rapprochait. Une dizaine d’employés se trouve toujours sur place le soir du 2 juin. L’évacuation des produits chimiques du site a rapidement été exclue. La seule route pour évacuer la ville, la 113, était alors empruntée par les Quevillonnais pour fuir vers le sud.

« Le réseau routier était précaire et il l’est encore. Si on prenait le risque de déplacer ces ressources sur la route 113, on tirait dans la chaloupe », résume Frédéric Verreault.

L’après

À force d’effort et de lutte acharnée des autorités, l’incendie 344 s’est finalement échoué à moins de 500 mètres du périmètre de l’usine, le 3 juin, comme le montrent des images satellites consultées par La Presse.

PHOTO FOURNIE PAR CHANTIERS CHIBOUGAMAU

Depuis le 3 juin dernier, les montagnes de copeaux sur le site de l’usine Nordic Kraft sont arrosées en permanence, 24 heures sur 24.

Cet incendie, le plus important à l’heure actuelle au Québec selon les données de la Société de protection des forêts contre le feu (SOPFEU), a brûlé 3520 km⁠2 depuis le 2 juin – sept fois et demie la superficie de l’île de Montréal.

Des tranchées munies d’asperseurs, notamment, ont ralenti le mastodonte, une méthode qui n’est pas employée à la légère par la SOPFEU. « On installe ça pour des valeurs à protéger. C’est-à-dire pour protéger des vies humaines », indique une porte-parole de l’organisation, Mélanie Morin.

Les pompiers municipaux ont aussi mis la main à la pâte. Le fait que le feu a contourné l’usine doit aussi beaucoup à la présence de feuillus, considérée comme des coupe-feu, autour de l’usine.

Notre test de robustesse du site, il n’est pas théorique, il a été éprouvé le 2 juin dernier.

Frédéric Verreault, directeur exécutif, développement corporatif chez Chantiers Chibougamau

À l’approche d’une canicule cette semaine dans le Nord-du-Québec et avec le peu de pluie prévue dans les semaines à venir, Chantiers Chibougamau s’est mis à la planche à dessin pour rendre le site plus sûr.

L’entreprise travaille selon la prémisse qu’un tison puisse voyager sur deux kilomètres dans les airs. « Le risque, il est très peu élevé, mais il existe », insiste Frédéric Verrault.

Chaque arbre résineux a ainsi été abattu dans ce périmètre autour de l’usine Nordic Kraft. Quelque 700 mètres de boyaux d’arrosage ont été déployés, en plus de bornes d’incendie. Les montagnes de copeaux, grandes comme des dunes de sable, et le toit des bâtiments sont arrosés en permanence.

L’usine « sécurisée »

La Ville et les autorités de la Sécurité publique ont approuvé le plan de Chantiers Chibougamau. La réintégration des résidants a ainsi pu être autorisée à compter de dimanche dernier.

Le maire de Lebel-sur-Quévillon, Guy Lafrenière, affirme qu’il n’a appris que neuf jours après l’évacuation du 2 juin la nature du danger qu’avait posé l’usine pour sa collectivité située à moins de trois kilomètres.

Le soir du 2 juin, « le feu était du côté de l’usine, donc je savais que si ça arrivait là, ça aurait fait “boum” à des places », raconte-t-il.

Neuf jours plus tard, on m’a dit : il y a telle sorte de produit. Si le feu pogne là, les gens qui se trouvent à tant de kilomètres, ils risquent de ne pas s’en sortir.

Guy Lafrenière, maire de Lebel-sur-Quévillon

Aujourd’hui, assure-t-il, « l’usine est full sécurisée ». Après l’épisode effrayant du 2 juin dernier, « pour l’usine et la ville, même s’il fait chaud, ce n’est pas inquiétant », affirme l’élu. « Le feu a brûlé ce qu’il y avait à côté de nous autres, là, le problème, c’est la route 113. »

Mercredi, Guy Lafrenière a malgré tout recommandé à ses concitoyens qui ont un endroit où loger en dehors de la ville de s’y rendre maintenant. Si le feu rend inaccessible l’un des deux axes de la route 113, un ordre d’évacuation sera donné, a-t-il prévenu.

Hydro-Québec surveille les panaches de fumée

Également propriétaire d’infrastructures critiques dans le Nord-du-Québec, Hydro-Québec garde à l’œil plusieurs situations, particulièrement en lien avec les immenses panaches de fumée causés par les incendies de forêt.

« On surveille des secteurs donnés, pas toujours pour l’infrastructure en tant que telle, mais pour nos travailleurs », explique la responsable des mesures d’urgence, Maryse Dalpé.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Une ligne de transport dans un secteur brûlé par l’incendie 172, au nord de Sept-Îles, le 3 juin dernier

Bien que certains incendies se soient approchés de plusieurs postes de distribution ces dernières semaines, dont celui de Lebel, à Lebel-sur-Quévillon, et ceux de Lemoyne, à la Baie-James, et de Manic et Micoua, sur la Côte-Nord, aucun n’a subi de dommages.

Des lignes de transport traversent toutefois des secteurs touchés par les incendies, mais celles-ci n’ont pas été endommagées par le feu, affirme Hydro-Québec. « Rappelons qu’il n’y a pas d’arbres sous nos lignes, les emprises faisant l’objet de maîtrise de la végétation de manière continue », précise une porte-parole de la société d’État, Caroline Desrosiers.

L’usine Nordic Kraft sous la menace de l’incendie 344

Avant

SOURCE : PLANET LABS PBC

Le 31 mai, à l’avant-veille du déclenchement par la foudre d’un important incendie, le 344, qui menace toujours le secteur de Lebel-sur-Quévillon aujourd’hui

Pendant

SOURCE : PLANET LABS PBC

Le lendemain de l’évacuation de Lebel-sur-Quévillon, le 3 juin, l'incendie 344 s’est approché à quelques centaines de mètres du site de l’usine Nordic Kraft.

Après

SOURCE : PLANET LABS PBC

On distingue la marque laissée par l’incendie 344 à moins d’un demi-kilomètre du périmètre de l’usine de Nordic Kraft sur cette photo datée du 6 juin et, à droite, des panaches de fumée qui s’élèvent toujours de la zone touchée par le feu.