Les déboires de la traverse maritime entre la Gaspésie et la Côte-Nord n'ont pas que des impacts sur le transport de marchandises. Malgré des conditions de neige « exceptionnelles », la saison de motoneige, moteur touristique hivernal dans l'est de la province, est essentiellement tombée à l'eau.

Selon une enquête menée par Tourisme Côte-Nord auprès d'une dizaine de restaurateurs et d'hôteliers de la région, les pertes se chiffrent en « centaines de milliers de dollars ». À Matane, un propriétaire d'hôtel attribue pour sa part « plusieurs centaines de nuitées annulées » à l'absence de navettes d'une rive à l'autre. « On fait rire de nous autres », déplore cet homme qui n'a pas souhaité être nommé, car il est toujours en négociations avec la Société des traversiers du Québec (STQ) pour une possible compensation.

Le lien maritime entre Matane, Godbout et Baie-Comeau est rompu depuis que le traversier NM Apollo a embouti le quai de Godbout, lundi. En raison de dommages à la coque du navire, le service n'est donc pas offert jusqu'à la fin de la semaine.

Selon une compilation de La Presse, du 17 décembre jusqu'à samedi, moment prévu par la STQ pour la reprise du service, les navires seront restés à quai pendant 31 jours sur 65, soit presque la moitié.

Le NM Apollo était déjà le troisième remplaçant, cet hiver seulement, du NM F.-A.-Gauthier, hors circuit depuis le 17 décembre.

Interruptions de service cet hiver

17 décembre au 7 janvier (22 jours). Cause : problèmes mécaniques sur le NM F.-A.-Gauthier

9 janvier (1 jour). Cause : tempête hivernale

1er février (1 jour). Cause : glace trop épaisse pour naviguer

12-13 février (2 jours). Cause : travaux sur les quais pour la mise en service du NM Apollo

25 février au 1er mars (5 jours). Cause : dommages subis par le NM Apollo à Godbout

Ces arrêts de service causent de sérieux maux de tête aux entreprises de transport terrestre, dont les camions doivent faire un détour de centaines de kilomètres pour voyager d'une rive à l'autre.

Pour l'industrie touristique, c'est un véritable cauchemar.

La Côte-Nord et la Gaspésie sont des régions prisées par les motoneigistes du sud de la province ou du nord des États-Unis, qui prennent la navette maritime avec leur engin pour allonger leur périple. Le NM F.-A.-Gauthier offre « une véritable expérience de croisière », explique Mario Leblanc, directeur général de Tourisme Côte-Nord.

Or, cet hiver, les motoneigistes ont massivement changé leurs plans, soit en raison de l'absence de service - les petits avions de passagers nolisés par la STQ ne peuvent transporter de motoneiges -, soit en réponse à l'incertitude qui entoure la présence ou non d'un navire au jour le jour.

« Faites une recherche dans Google : on a l'impression d'être isolés et que rien ne marche », lance Yves Montigny, maire de Baie-Comeau, en référence aux multiples tuiles tombées sur la navette maritime.

« Je parlais à mon collègue d'Alma qui me disait qu'ils ont là-bas une saison incroyable : je comprends pourquoi, les gens ne viennent plus sur la Côte-Nord ! » - Yves Montigny, maire de Baie-Comeau

Le temps presse maintenant pour redorer l'image de la région auprès du public, alors que la saison touristique estivale est déjà en préparation.

« La saison est courte, on ne peut pas se permettre de manger une volée cet été aussi, martèle M. Montigny. La région est sur un élan majeur depuis quelques années. Ce n'est pas vrai que le bateau va nous faire manquer notre coup. »

Tourisme Côte-Nord a d'ailleurs demandé au gouvernement du Québec une aide financière de 200 000 $ dès cette année, puis régressive pendant cinq ans, pour déployer une campagne de notoriété.

Le ministre des Transports François Bonnardel a pour sa part annoncé le 18 février dernier qu'une campagne de promotion de 115 000 $ serait lancée au printemps.

Déficit de confiance

Pour Mario Leblanc, de Tourisme Côte-Nord, « c'est un début », mais son organisation continue de faire des démarches auprès du gouvernement pour combler le manque à gagner.

« Les événements de lundi nous donnent des raisons de penser que ces déboires ne sont pas que ponctuels », estime-t-il.

« Les 115 000 $, ça ne règle pas le problème pour cet hiver. Il y a des dommages qu'on ne peut pas réparer. On essaie de garder espoir. » - Mario Leblanc, de Tourisme Côte-Nord

De toute évidence, la confiance à l'égard de la STQ est sérieusement ébranlée pour les résidants des régions touchées.

« Ce n'est quand même pas le quai qui a foncé dans le bateau », ironise Jean-Yves Bouffard, maire de Godbout, où le NM Apollo effectuait lundi sa toute première approche, après 10 jours de rodage entre Matane et Baie Comeau.

Le coup est particulièrement dur pour ce village de 300 habitants, où la STQ est le plus important employeur et où le bateau accoste cinq jours par semaine.

La dizaine d'employés ont été affectés à d'autres tâches pendant l'arrêt de service, assure la STQ. Mais d'autres commerces, comme la cantine près du quai, sont forcés de fermer pendant les arrêts de service.

« Il ne se passe plus rien dans le village ; ça fait deux mois qu'on est au pied du mur », résume M. Bouffard.

« Un citoyen me disait récemment que le bateau allait se retrouver au Bye bye cette année. Et il a bien raison ! »

Problèmes en cascade

Un « citron »

Le NM F.-A.-Gauthier entre en service au cours de l'été 2015, succédant au NM Camille-Marcoux qui, à plus de 40 ans, est vendu pour être recyclé. Le NM F.A.-Gauthier, construit en Italie au coût de 175 millions de dollars, connaît des ennuis dès son arrivée dans les eaux du Saint-Laurent : au cours de sa première année d'existence, on dénombre quelque 200 bris. Le 17 décembre 2018, un problème de propulseurs est diagnostiqué. Le bateau sera par la suite remorqué au chantier Davie de Lévis. On estime qu'il sera de retour en activité au mois d'août prochain.

Service paralysé

Après plus de trois semaines d'arrêt complet du service, deux navires de croisière, le CTMA Voyageur et le CTMA Vacancier, se succèdent pour assurer la reprise de la navette. Le 16 janvier 2019, la STQ fait l'acquisition, au coût de 2,1 millions, du NM Apollo, un navire construit en 1970, dont la capacité est nettement plus petite que celle du F.-A.-Gauthier - soit 240 passagers plutôt que 800, et 80 véhicules plutôt que 180. Ébahi de constater que la Société des traversiers du Québec (STQ) n'avait aucun bateau de relève, le ministre des Transports, François Bonnardel, annonce que le président et directeur général de la STQ, François Bertrand, est relevé de ses fonctions.

Accident

Le NM Apollo effectue sa première sortie le 14 février. Onze jours après son entrée en fonction, il heurte le quai de Godbout. L'avant du bateau présente un trou béant. Aucune information n'a encore filtré sur les causes de l'accident. Le navire est remorqué jusqu'à Matane pour être réparé. La STQ, Transports Canada ainsi que le Bureau de la sécurité des transports l'examineront sur place dès aujourd'hui. La STQ estime que le traversier pourra reprendre du service au plus tôt le 7 mars. D'ici là, le CTMA Voyageur prendra une nouvelle fois la relève à compter de ce week-end.

Exaspération

Le ministre des Transports, François Bonnardel, n'a pas caché son exaspération hier. « C'est une saga qui continue », a-t-il laissé tomber, interrogé par les journalistes sur ce nouvel écueil rencontré par la STQ. Il a demandé aux Gaspésiens et aux Nord-Côtiers de s'armer de patience d'ici à l'achat d'un autre navire. « Vous savez, un bateau de relève, ça ne s'achète pas sur Kijiji, a-t-il dit. Ça prend du temps, il faut acheter le bon bateau, il faut faire le bon choix. » Radio-Canada a révélé le mois dernier que la STQ tentait d'acquérir le MV Saaremaa, qui se trouve actuellement à Hambourg, en Allemagne. Des négociations sont toujours en cours.

Et maintenant ?

Dans l'immédiat, la STQ offre une navette aérienne aux personnes désirant passer d'une rive du fleuve à l'autre. Quelques départs seront assurés quotidiennement jusqu'au 6 mars dans un aéronef de 50 places, et ce, même lorsque le CTMA Voyageur sera en place. Comble de malheur, le service aérien a été annulé hier en raison des vents violents qui balayaient l'est du Québec. Des compensations financières devraient être versées aux entreprises touchées par les interruptions de service, mais les sommes impliquées n'ont pas encore été divulguées.

PHOTO FOURNIE PAR MICHAEL BACON VIA LA PRESSE CANADIENNE

Le lien maritime entre Matane, Godbout et Baie-Comeau est rompu depuis que le traversier NM Apollo a embouti le quai de Godbout, lundi.