La Cour fédérale américaine demande l’« assistance judiciaire internationale » de la Cour supérieure du Québec pour forcer trois ex-dirigeants et un ancien employé de Pornhub à témoigner dans le cadre d’une action collective au nom de victimes apparaissant dans de la pornographie juvénile. L’entreprise refuse, plaidant qu’elle ne peut être « tenue responsable de contenu publié par des tiers » ayant téléchargé des vidéos sur son site.

La demande d’assistance survient en pleine tournée médiatique des nouveaux propriétaires de Pornhub, Ethical Capital Partners. Ils entendent défendre leur nouveau mécanisme de validation de l’identité et de l’âge des acteurs et actrices pornographiques qui fournissent du contenu à ses sites RedTube, YouPorn et Pornhub.

Selon ce qu’a appris La Presse, le tribunal a été saisi, le 15 février dernier, d’une demande de commission rogatoire à l’encontre des quatre Québécois. Dans ce type de procédure, un tribunal d’un autre pays demande le pouvoir de recueillir au Canada des éléments de preuve dans le cadre d’une poursuite.

Les documents judiciaires concernant cette demande de commission rogatoire sont entièrement scellés, il est donc impossible de les consulter au palais de justice de Montréal. Les documents de la Cour fédérale américaine qu’a obtenus La Presse révèlent toutefois plusieurs détails sur la demande.

En Californie, une femme désignée par le pseudonyme générique « Jane Doe » intente une action collective, au nom d’un groupe potentiel de « survivantes de trafic sexuel et de pornographie juvénile qui ont été victimes [des propriétaires] des populaires sites pornographiques Pornhub, RedTube et YouPorn » depuis 2011.

Quand la plaignante a déposé sa poursuite en 2021, ces trois sites appartenaient à MindGeek, établie à Montréal. En mars 2023, une entreprise d’Ottawa, Ethical Capital Partners, a racheté MindGeek, avant de changer son nom pour Aylo en août 2023.

L’entreprise affirme avoir depuis amélioré sa procédure pour vérifier l’âge et le consentement des personnes apparaissant dans les vidéos qu’elle diffuse (voir autre texte). Ses méthodes « surpassent » les réglementations de tous les pays où l’entreprise est présente, affirme son vice-président, Solomon Friedman. Ethical Capital Partners refuse cependant de commenter la demande de commission rogatoire « par respect pour l’intégrité du processus judiciaire ».

Confidences auprès d’une journaliste infiltrée

La demande de commission rogatoire découle d’une vidéo où une journaliste infiltrée du site américain Sound Investigations recueille les confidences d’un employé d’Aylo, Mikaël Farley. Il lui raconte comment l’entreprise exploite une « faille » (loophole) dans le processus de vérification du consentement et de l’âge des personnes apparaissant dans les vidéos mises en ligne.

CAPTURE D’ÉCRAN DE LA VIDÉO DE SOUND INVESTIGATIONS

L’ex-gestionnaire de produit Mikaël Farley en conversation avec la journaliste infiltrée de Sound Investigations, dans une vidéo mise en ligne en septembre 2023

Le processus d’Aylo prévoit qu’un utilisateur qui fournit du contenu à la plateforme doit y enregistrer une carte d’identité. Sauf que dans des milliers de vidéos pornographiques téléversées sur le site, les visages des personnes n’apparaissent pas.

Dans la vidéo de Sound Investigations mise en ligne en septembre 2023, Farley tourne en ridicule l’idée de déterminer « qui est dans une vidéo si la fille ne montre pas son visage ».

Les documents judiciaires californiens citent également d’autres extraits de ses conversations avec la journaliste, où il explique avoir soulevé ces enjeux auprès de hauts dirigeants de MindGeek, le chef de produit et le directeur juridique. Ils lui auraient affirmé que les processus en place étaient « corrects » (all good) et lui auraient dit de « se la fermer » (shut up) à ce sujet.

Farley est la seule des quatre personnes visées par la demande de commission rogatoire dont le nom n’est pas caviardé dans les documents californiens. En décembre, il aurait d’abord donné son accord pour témoigner de façon volontaire. Mais en janvier, « l’avocat de M. Farley a informé la plaignante qu’il ne désirait plus faire un témoignage volontaire », indiquent les documents.

Les avocats de la plaignante américaine souhaitent donc le forcer à témoigner en cour sur les propos qu’il a tenus auprès de la journaliste.

Joint par La Presse, Mikaël Farley ne s’est pas étendu sur les raisons qui l’incitent aujourd’hui à refuser de témoigner de façon volontaire.

« J’ai changé d’idée parce que je ne veux pas vraiment être dans la presse, dit-il. Je veux faire mes affaires, faire mon travail dans mon nouvel emploi. »

L’ancien gestionnaire de produit travaillait chez MindGeek depuis 2013. Il a pris la porte « peu de temps après la diffusion » de la vidéo de Sound Investigations, selon les documents américains.

En septembre dernier, les procureurs généraux de 26 États américains ont écrit au vice-président d’Ethical Capital Partners, Solomon Friedman. Ils voulaient obtenir des explications au sujet des révélations de Farley et désiraient « savoir ce qui a été fait pour régler cette “faille” potentielle ».

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

L’avocat Solomon Friedman, vice-président d’Ethical Capital Partners, l’entreprise propriétaire du site Pornhub, lors de son passage à La Presse

« Nous sommes préoccupés par le fait qu’Aylo et sa filiale Pornhub, et possiblement d’autres filiales, favorisent la production et la distribution de matériel pédopornographique à cause de cette faille identifiée par votre employé », écrivent les procureurs généraux.

L’ex-PDG Feras Antoon visé

Quant aux trois hauts dirigeants que « Jane Doe » veut faire témoigner, leurs noms sont caviardés dans les documents, mais le contexte permet aisément de les identifier.

Les documents mentionnent notamment leurs témoignages devant le Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique. Or, ce comité de la Chambre des communes a entendu trois patrons de l’entreprise en février 2021 : l’ex-PDG Feras Antoon, l’ancien chef de l’exploitation David Tassillo et l’ex-vice-président responsable de la plateforme de partage de vidéos Corey Urman.

La plaignante a tenté de forcer les trois dirigeants à témoigner en envoyant des citations à comparaître (subpoena) à leurs avocats américains. Ils ont refusé en affirmant qu’ils n’étaient pas mandatés pour agir au nom de leurs clients aux États-Unis, indiquent les documents californiens.

« Jane Doe » veut notamment savoir ce qu’ils savaient des mesures de prévention de la pornographie juvénile dans l’entreprise.

Elle souhaite aussi les voir témoigner sur leur rôle dans la décision de ne pas collaborer avant 2020 avec le National Center for Missing and Exploited Children. Cet organisme américain est voué à la recherche d’enfants disparus et à la lutte contre l’exploitation sexuelle des mineurs.

En outre, la plaignante a des questions sur les circonstances entourant la vente de MindGeek en mars 2023.

L’entreprise avait alors annoncé qu’Ethical Capital Partners rachetait toutes les actions que détenaient Feras Antoon et David Tassillo.

Selon les documents, les avocats de « Jane Doe » veulent toutefois savoir s’ils ont conservé des parts dans l’entreprise, « directement ou indirectement », ou s’ils ont conclu toute « entente d’indemnisation » en marge de la vente de leurs actions.

La Presse n’a pas été en mesure de joindre Antoon et Tassillo. Au téléphone, l’ex-vice-président Corey Urman a simplement dit qu’il ne voulait « pas vraiment commenter », avant de raccrocher.