(Ottawa) Au moment où le Kenya s’apprête à déployer des troupes en Haïti, le Canada continue de s’en remettre à un bureau ouvert il y a quelques mois en République dominicaine afin de contribuer à rétablir l’ordre sur le sol haïtien – un projet qui a démarré dans la confusion, et qui est encore aujourd’hui loin de faire l’unanimité.

« Si le gouvernement canadien avait consulté des représentants haïtiens et dominicains, on leur aurait dit très clairement que ça ne fonctionnerait jamais. On a appris cette nouvelle par voie de presse », dit à La Presse une source haïtienne haut placée qui a requis l’anonymat, n’étant pas autorisée à s’exprimer dans les médias.

Le signal discordant de la République dominicaine – pays qui partage l’île d’Hispaniola avec Haïti, et dont le gouvernement réélu dimanche dernier a l’habitude de casser du sucre sur le dos de son voisin – a quant à lui été émis en public. « Le gouvernement dominicain n’a discuté, accepté ou accordé aucune autorisation [à cet effet] », a écrit sur X le ministre des Affaires étrangères, Roberto Álvarez, le 16 juin 2023.

Il a publié ce message au lendemain d’une annonce faite par son homologue canadienne Mélanie Joly dans le cadre d’une réunion ministérielle sur Haïti.

Le Canada, que les États-Unis pressaient de prendre la tête d’une mission d’intervention multinationale, avait trouvé une solution mitoyenne : ouvrir un bureau sur le territoire dominicain afin de coordonner l’aide et de renforcer la Police nationale d’Haïti.

« C’était présenté comme une alternative à un déploiement militaire. À la Défense nationale, ni Anita Anand [qui était alors ministre] ni Wayne Eyre [le chef d’état-major] ne voulaient entendre parler d’envoyer des troupes », explique une source canadienne bien au fait du dossier qui a requis l’anonymat afin de s’exprimer plus librement.

La réflexion a fait émerger l’idée de reproduire le modèle de l’opération Unifier : lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, en février 2022, la mission de formation des soldats ukrainiens a déménagé en Pologne. Il a donc été suggéré de transposer ce modèle sur l’île des Caraïbes, selon nos informations. Gros hic : Saint-Domingue et Port-au-Prince sont à couteaux tirés.

« Des Haïtiens ont été outrés »

« Ce n’est pas parce qu’un modèle marche à un endroit qu’il va marcher ailleurs de la même façon. Il faut tenir compte de la réalité historique des relations entre les deux pays. Ce n’est pas un one size fits all », note Gilles Rivard, qui a été ambassadeur du Canada en Haïti de 2008 à 2010.

Même si on omet cet aspect, l’idée n’était « pas bonne », sauf peut-être sur le plan sécuritaire, croit-il. « J’ai parlé à des Haïtiens qui étaient outrés de voir que le Canada préparait un programme d’appui à partir de la République dominicaine », relate-t-il.

Les premiers des 14 membres que compte actuellement l’équipe de ce bureau disposant d’un budget de 20 millions sur deux ans (2023-2024 et 2024-2025) ont été déployés environ cinq mois après l’annonce, soit en novembre 2023, a indiqué Geneviève Tremblay, porte-parole d’Affaires mondiales Canada.

Un fonctionnaire posté à l’étranger coûte beaucoup plus cher qu’un fonctionnaire à Ottawa, et donc, ces sommes pourraient être dépensées à meilleur escient, c’est-à-dire pour contribuer à la mission multinationale menée par le Kenya, croit la source canadienne citée plus haut.

PHOTO PEDRO ANZA, ARCHIVES REUTERS

Un avion des forces armées américaines était à Port-au-Prince, le 11 mai, afin de commencer le déploiement de la mission multinationale menée par le Kenya.

Des centaines de policiers kényans doivent bientôt fouler le sol haïtien. Le président de ce pays d’Afrique de l’Est, William Ruto, a d’ailleurs été reçu mercredi à la Maison-Blanche par le président des États-Unis, Joe Biden, pour marquer le coup.

L’arrivée des troupes kényanes avait été reportée en attendant la mise en place d’un Conseil présidentiel de transition. Celui-ci a été formé le 12 avril dernier.

Il n’y a pas eu d’élections en Haïti depuis 2016 ni depuis que le président Jovenel Moïse a été assassiné dans sa résidence privée, en juillet 2021.

Les gangs criminels, déjà légion au pays, ont profité de ce vide de gouvernance pour terroriser la population et bloquer des ports. Ils ont aussi forcé la fermeture de l’aéroport international de Port-au-Prince, début mars. Les vols internationaux ont timidement repris au cours des derniers jours.

L’histoire jusqu’ici

Octobre 2022

Le secrétaire d’État américain Antony Blinken, en visite à Ottawa, tente de convaincre le Canada de prendre la tête d’une force d’intervention en Haïti.

Mars 2023

Le premier ministre Justin Trudeau confirme, dans le cadre d’un déplacement du président américain Joe Biden dans la capitale fédérale, que le Canada ne compte pas mener une telle force.

Mars 2024

Le premier ministre haïtien Ariel Henry annonce sa démission. S’ensuivent des mois de chaos, en particulier dans la capitale, Port-au-Prince.

Mars 2024

Le Canada redéploie la majorité de ses diplomates installés en Haïti vers la République dominicaine.