(Ottawa) Il y a tout un ménage à faire dans les critères pour définir les entreprises autochtones et dans la façon de les appliquer, selon un organisme national qui représente une cinquantaine de sociétés de financement issues des Premières Nations. Le scandale lié à l’application ArriveCAN a révélé des lacunes dans la stratégie d’approvisionnement qui leur est destinée.

Ce qu’il faut savoir

  • Le développement de l’application ArriveCAN a fait l’objet d’importants dépassements de coûts, ce qui a fait grimper sa facture à près de 60 millions.
  • La vérificatrice générale a trouvé des irrégularités dans la facturation et l’octroi des contrats.
  • Ce scandale a soulevé des questions sur la façon dont le gouvernement gère la Stratégie d’approvisionnement auprès des entreprises autochtones.

« On veut s’assurer que quand on parle d’une entreprise autochtone, c’est géré et possédé au moins à 51 % par des Autochtones et que quelque part, ces entreprises-là vont avoir des retombées socioéconomiques positives et réelles pour les communautés autochtones », explique le président du conseil d’administration de l’Association nationale des sociétés autochtones de financement (ANSAF), Jean Vincent, qui a déjà été vice-grand chef de la Nation huronne-wendat.

Peu importe la structure légale. Les critères développés par l’ANSAF ne sont pas très différents de ceux énoncés par le gouvernement fédéral, mais celui-ci a de la difficulté à débusquer les usurpateurs.

Le scandale lié à ArriveCAN a soulevé des questions sur la façon dont le gouvernement gère la Stratégie d’approvisionnement auprès des entreprises autochtones. Dalian Enterprises inc., une firme spécialisée en technologies de l’information, qui a obtenu l’une des plus grosses parts d’argent public pour le développement de cette application, était inscrite au répertoire géré par le ministère des Services aux Autochtones, puisque son fondateur, David Yeo, est membre de la Première Nation d’Alderville en Ontario.

Des allégations ont fait surface en comité parlementaire : la propriété autochtone de Dalian n’aurait été qu’une façade pour permettre à une autre entreprise, Coradix Technology Consulting, d’obtenir des contrats réservés aux entrepreneurs autochtones pour ensuite sous-traiter le travail à d’autres firmes non autochtones. Elles ont été rejetées par M. Yeo lors de son témoignage en comité parlementaire mardi.

Dalian fait actuellement l’objet d’un nouvel audit sur son admissibilité au répertoire des entreprises autochtones.

M. Yeo a également fait bondir les parlementaires mardi en affirmant que la Stratégie d’approvisionnement pour les Premières Nations, les Inuits et les Métis, qu’il avait contribué à élaborer, « n’était pas faite pour aider les communautés autochtones partout au pays », mais plutôt pour « aider l’entrepreneur à obtenir des contrats fédéraux pour développer son entreprise ».

Identifier les cas d’usurpation

« Nous avons commencé à travailler là-dessus avant le scandale entourant l’application ArriveCAN, mais ça illustre la raison pour laquelle les Autochtones doivent s’occuper de définir qui sont les Autochtones », estime Dawn Madahbee-Leach, qui dirige la société financière Waubetek en Ontario et qui a participé à l’élaboration des critères.

Elle note qu’un nombre croissant de personnes tentent de profiter des occasions qui leur sont réservées en s’inventant une identité autochtone. Par exemple, « il y avait un groupe qui se proclamait Première Nation de Red Sky, dans la région de Thunder Bay, mais elle n’existe pas réellement », dit-elle. Il y en aurait 90 seulement dans l’est du pays.

Mme Madahbee-Leach estime que les organisations autochtones sont davantage en mesure d’identifier ces cas d’usurpation d’identité que les fonctionnaires du gouvernement fédéral.

Cela fera partie des responsabilités de l’Organisation d’approvisionnement des Premières Nations créée en février. La ministre Patty Hajdu avait indiqué en février que le gouvernement pourrait transférer sa liste d’entrepreneurs issus des Premières Nations, Inuits ou Métis à des partenaires autochtones.

« L’idée, c’est de s’assurer que les entreprises autochtones qui vont faire partie du registre [vont satisfaire aux critères], parce qu’on ne veut pas se retrouver non plus avec des entreprises qui s’engagent un “Indien” et que ça ne soit rien d’autre qu’un front et qu’en réalité c’est de la poudre aux yeux », affirme M. Vincent sans détour.

En 2021, le gouvernement Trudeau s’est fixé comme objectif d’accorder annuellement au moins 5 % de la valeur totale de tous les contrats publics du fédéral à des entreprises autochtones, soit l’équivalent de la proportion de la population autochtone au pays. Cela représente environ 1 milliard par année. En 2015, elles avaient obtenu 93,5 millions, soit moins de 1 % de tous les contrats fédéraux.

« Il y a peu de contrats gouvernementaux qui vont aux entreprises autochtones, donc l’idée c’est de passer de la parole aux actes, faire en sorte que la stratégie finalement marche », conclut M. Vincent, qui dirige également la Société de crédit commercial autochtone (SOCCA).

Cas David Yeo : la Défense nationale s’explique

C’est la publication du texte de La Presse en février sur les sociétés dans des paradis fiscaux ouvertes par le fondateur de Dalian, David Yeo, qui a mené à sa suspension de son poste de fonctionnaire à la Défense nationale. Jusque-là, le Ministère ignorait que l’homme d’affaires embauché en septembre travaillait toujours comme contractuel par l’entremise de sa firme, a reconnu son sous-ministre, Bill Matthews, jeudi au comité parlementaire des comptes publics. M. Yeo n’avait pas déclaré son conflit d’intérêts. Il avait pourtant été embauché à temps plein parce que la Défense voulait profiter de son expertise pointue pour un projet à long terme en technologies de l’information. Son salaire comme fonctionnaire se situait entre 88 000 $ et 100 000 $. Il a démissionné de son poste le 5 mars, soit la veille d’une entrevue où il devait s’expliquer à ses supérieurs. En fouillant, le Ministère s’était rendu compte qu’il recevait une double rémunération grâce à son travail de consultant avec Dalian, mais également avec d’autres stratagèmes impliquant d’autres entreprises. Dalian a obtenu 7,2 millions de contrats de la Défense nationale depuis 2011 et des millions pour l’application ArriveCAN. Malgré tout, le recours aux consultants qui sont aussi fonctionnaires ne devrait pas être complètement interdit, selon M. Matthews. Par exemple, les réservistes, qui sont dans les Forces armées canadiennes à temps partiel, doivent occuper un autre emploi pour vivre.

Lisez « Un pied dans des paradis fiscaux »