(Ottawa) Combien d’argent a obtenu d’Ottawa la firme GC Strategies, sur la sellette en raison du fiasco financier entourant l’application ArriveCAN ? Ni le ministère des Services publics et de l’Approvisionnement, ni le ministre, ni les documents soumis au Parlement censés permettre au public de voir comment leur argent est dépensé ne permettent d’établir un portrait clair.

Une situation qui représente un « problème de transparence », déplore une experte en la matière interrogée par La Presse.

Depuis deux jours, le gouvernement fédéral patauge dans la confusion, alimentée par des informations incomplètes ou contradictoires soumises par les divers ministères et agences fédérales quant au nombre de contrats accordés à cette entreprise qui ne compte que deux employés et qui a récolté des millions de dollars en commission depuis 2015.

La firme aurait obtenu plus d’une centaine de contrats de divers ministères et agences totalisant 258 millions, si l’on se fie au site web du gouvernement fédéral visant à assurer une plus grande transparence dans l’attribution des contrats de plus de 10 000 $ à des entreprises, comme l’a fait La Presse, d’abord, puis Radio-Canada cette semaine afin d’établir un portrait de la situation.

Mercredi, le ministre des Services publics et de l’Approvisionnement, Jean-Yves Duclos, n’a pas contredit ces données. Le premier ministre Justin Trudeau ne les a pas non plus remises en question alors qu’il était talonné par le chef du Parti conservateur, Pierre Poilievre, à la Chambre des communes durant la période des questions.

Jeudi, le ministère des Services publics et de l’Approvisionnement (SPAC) a soutenu que la valeur totale des contrats accordés à GC Strategies est moins élevée, évoquant la somme de 59 millions. La veille, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), qui est éclaboussée par le scandale d’ArriveCAN, avait affirmé la même chose. Pourquoi ? Essentiellement parce que les informations du site Gouvernement ouvert sont incomplètes et peu fiables – un constat sévère qu’a d’ailleurs fait l’ombudsman de l’approvisionnement, Alexander Jeglic, dans un rapport déposé récemment.

« Des erreurs dans les renseignements publiés de façon proactive nuisent à la transparence et à l’utilité de cette information pour les Canadiens », a déploré M. Jeglic dans son rapport en faisant allusion au site Gouvernement ouvert.

L’ASFC a convenu que le site compilant les contrats accordés par Ottawa pouvait porter à confusion. « Le portail du gouvernement ouvert donne accès à tous les contrats de plus de 10 000 dollars, ainsi qu’aux commandes, modifications et autorisations de tâches subséquentes. Bien que ces actions d’approvisionnement apparaissent comme des entrées uniques sur le portail, elles ne doivent pas être additionnées pour déterminer la valeur totale ou le nombre total de contrats attribués. Ces entrées se chevauchent. […] Les additionner entraîne un double ou même un triple comptage », a indiqué Guillaume Bérubé, porte-parole de l’agence.

Fouillis administratif

Une porte-parole de SPAC a indiqué que 34 contrats totalisant 59,8 millions de dollars ont été attribués à GC Strategies au cours des huit dernières années. Le Ministère a précisé qu’aucun nouveau contrat ne lui avait été attribué par SPAC depuis l’an dernier, et que l’entreprise n’était plus admissible à participer à des appels d’offres.

Or, cette somme est loin d’être exhaustive, car plusieurs ministères ayant des pouvoirs discrétionnaires ont accordé des contrats à GC Strategies sans avoir recours aux services du ministère des Services publics et de l’Approvisionnement.

Le gouvernement fédéral le confirme d’ailleurs dans une réponse écrite à une demande de renseignements soumise aux Communes par le député conservateur Michael Barrett portant sur l’ensemble des contrats accordés par tous les ministères et agences fédérales à GC Strategies entre novembre 2015 et novembre 2023.

Dans cette réponse écrite, qui comporte une compilation réalisée par tous les ministères et agences fédérales et dûment signée par les ministres responsables, on indique que l’ensemble des contrats qui ont été attribués à cette firme au cours des huit dernières années totalise 96 millions de dollars.

Selon Geneviève Tellier, professeure titulaire à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, la confusion entourant ces contrats illustre le fouillis administratif qui règne au sein de l’appareil fédéral.

La somme de 96 millions est quand même importante. Cela démontre tout de même que le gouvernement fédéral est incapable de tenir ses dépenses à jour. Ça manque totalement de transparence. Ce n’est pas cela, la reddition de comptes.

Geneviève Tellier, professeure titulaire à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa

« La crédibilité du gouvernement en prend pour son rhume. Je crois que l’opposition a raison de demander à la vérificatrice générale d’examiner l’ensemble des contrats qui ont été accordés. Il n’y a pas d’autre façon de tirer les choses au clair », ajoute-t-elle.

Autre facteur de confusion, le ministre Jean-Yves Duclos avait indiqué mercredi que les contrats accordés à GC Strategies par le gouvernement fédéral avaient été suspendus depuis novembre. Or, son bureau a précisé jeudi qu’il s’agit seulement des contrats accordés par l’Agence des services frontaliers du Canada.

L’ Agence des services frontaliers avait été alertée

Une entreprise montréalaise qui a eu des liens d’affaires avec GC Strategies avait lancé l’alerte auprès de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) en 2021, soit avant que n’éclate le scandale entourant l’application ArriveCAN. Les dirigeants de Botler AI estiment que cette firme ne mérite pas la confiance du gouvernement.

Ritika Dutt et Amir Morv ne sont pas étonnés de la confusion qui entoure les contrats accordés à GC Strategies, eux-mêmes n’ayant jamais signé quoi que ce soit ni avec la firme ni avec l’ASFC.

« Même s’ils n’ont pas réellement reçu cette somme, le fait qu’ils aient été jugés crédibles et aient eu la confiance [du gouvernement] pour pouvoir encaisser autant d’argent est inquiétant », affirme la directrice générale de Botler AI, Ritika Dutt, en entrevue.

La Presse rapportait mercredi que les contrats de GC Strategies totalisaient 258 millions depuis 2015, selon les informations trouvées dans les données ouvertes du gouvernement fédéral. Il y a désormais confusion autour de la valeur totale réelle des contrats accordés à la firme qui ne compte plus que deux employés et dont l’adresse principale est celle d’un bungalow à l’ouest d’Ottawa.

Mme Dutt et M. Morv l’ont décrite comme une « entreprise fantôme » et n’ont pas hésité à parler de « corruption systémique » dans l’appareil gouvernemental, lors de leur témoignage en octobre devant le Comité permanent des opérations gouvernementales et des prévisions budgétaires de la Chambre des communes.

GC Strategies les avait pressentis en 2019 au nom de l’ASFC sur le réseau social LinkedIn pour un projet de robot conversationnel afin de prévenir le harcèlement en milieu de travail. Ce projet faisait suite à l’adoption de la loi C-65 qui a resserré le Code canadien du travail pour forcer les employeurs, dont le gouvernement fédéral, à agir lorsqu’ils reçoivent des plaintes. Ce premier projet de 350 000 $ devait leur ouvrir les portes de tous les autres ministères fédéraux.

« Nous nous sommes retrouvés dans une situation où nous avions l’impression que des fonds publics étaient gaspillés », a affirmé M. Morv, qui est directeur de la technologie et de la sécurité de Botler AI.

L’entreprise avait déjà un contrat avec le ministère de la Justice, mais n’avait jamais fait affaire avec l’Agence des services frontaliers. L’argent pour son projet provenait d’un contrat général plus large qui a également servi à financer du travail réalisé pour l’application ArriveCAN.

Les dirigeants de Botler AI ont soulevé leurs inquiétudes auprès de l’agence à trois reprises en 2021 et en 2022 après avoir constaté des irrégularités. Le premier rapport d’incident a été envoyé en septembre 2021.

« Il y avait des allégations de facturation frauduleuse et d’infractions aux conditions et aux règles d’approvisionnement de base », a indiqué M. Morv lors de son témoignage en comité parlementaire.

Mme Dutt a expliqué que les paiements seraient passés entre plusieurs mains avant d’être versés à son entreprise, soit de l’ASFC à deux autres firmes nommées Coradix et Dalian, qui « ont ensuite fait des versements à GC Strategies ». La firme de consultants a ensuite payé Botler AI.

Les noms de Ritika Dutt et d’Amir Morv auraient également été utilisés à leur insu pour facturer du travail qu’ils n’ont pas exécuté – ils ont dit l’avoir appris à la suite d’une demande d’accès à l’information. Et leur expérience a été gonflée dans leur curriculum vitæ par GC Strategies, une pratique qui permet d’obtenir un meilleur tarif.

« C’est une erreur de ma part. J’ai envoyé la mauvaise version », s’est défendu Kristian Firth, l’un des deux associés de GC Strategies, lorsqu’il a été convoqué par le même comité pour la deuxième fois en octobre. Il a affirmé avoir réalisé une version différente pour se conformer à la grille d’évaluation du gouvernement et avoir fait une erreur au passage.

Botler AI dit avoir été victime de représailles après avoir soulevé ces irrégularités puisque l’ASFC a mis fin au projet sans que l’entreprise reçoive l’entièreté de la somme qui lui était due pour son travail.

Une enquête ouverte à la GRC

M. Morv a parlé à la Gendarmerie royale du Canada (GRC), qui confirme avoir ouvert une enquête « sur une affaire qui lui a été renvoyée par l’ASFC à la suite d’allégations portées à son attention par Botler AI ».

« La GRC ne fournira pas d’autres renseignements à ce sujet pour protéger l’intégrité de l’enquête », a indiqué la sergente Kim Chamberland, par courriel. Elle a ajouté que le corps policier évalue également les renseignements contenus dans le rapport de la vérificatrice générale et prendra « les mesures qui s’imposent ».

GC Strategies s’est récemment retrouvée au cœur d’une tempête politique après la publication du rapport de la vérificatrice générale lundi. Karen Hogan y détaille la mauvaise gestion des fonds publics dans la conception d’ArriveCAN, qui a coûté 59,5 millions aux contribuables. La firme, qui agit comme intermédiaire, a obtenu près du tiers de cet argent.

« Nous pensons que ce système n’est vraiment pas efficace, a souligné M. Morv en entrevue. Il n’est pas nécessaire d’avoir une entité comme GC Strategies entre les fournisseurs et le gouvernement fédéral. »

La Presse a tenté de contacter GC Strategies à plusieurs reprises depuis lundi, mais elle n’a répondu à aucun de nos messages.